Après avoir revisité l'histoire des pissotières dans son projet Les Tasses, le photographe Marc Martin fait équipe avec un jeune modèle, Benjamin, dans le cadre d'une exposition et d'un livre qui challengent les codes de la binarité.

C'est une exposition, mais aussi un livre-boîte à trésors qu'on a envie de garder précieusement dans sa bibliothèque. En jouant avec les curseurs de la masculinité, de la sexualité et de l’identité, Marc Martin et Benjamin, son modèle unique nous embarquent dans un voyage sensuel, obsessionnel et, finalement, vertigineux : celui qui emmène, entre pudeur et impudeur, entre jeux de rôles et mensonges complices, à l‘affirmation de soi par l’intime. 

Un personnage ambivalent

Hard et fleur bleue, viril et princesse, Benjamin incarne tous les hommes de ta vie (en lui réunis), du plus au moins viril jouant de ses airs trompeurs de mâle alpha à la pilosité changeante, du plus au moins obsédé explorant fétiches, culture queer et sexualités, du plus au moins "exhib" jouant de sa nudité, de masques et de clichés "masc for masc".

Sous l’objectif de Marc Martin, qui avait séduit le monde des arts comme le milieu LGBTQI+ avec son détonnant travail historico-fétichiste sur les pissotières (Les tasses, toilettes publiques, affaires privées, aux éditions Agua, 2019), l’artiste-performeur Benjamin nous entraîne dans un univers fantasmagorique et très cinématographique aux références culturelles nombreuses et d’une belle diversité. Le tout est accompagné des textes d’un "narrateur", Claude-Hubert Tatot, qui parachève la construction fictionnelle du "beau menteur" en personnage de conte dont il serait autant l’ogre en nuisette que la fée moustachue ou l’enfant qui essaie, en secret, les talons et colliers de sa mère : "Lutteur de fête foraine, femme à barbe, bonimenteur en tout genre […] il n’est ni celle que vous croyez, ni celui qu’il dit".

marc martin
Crédit photo : Marc Martin

Aux origines de cette aventure, une rencontre dans un bar entre deux timides : Marc Martin, nordiste exilé en terres berlinoises, et Benjamin, angevin d’origine, qui travaille comme drag et performeur à Paris. "C’est un styliste avec qui j’ai l’habitude de travailler qui a vu Benjamin, raconte Marc Martin, et m’a dit 'regarde là-bas ce garçon avec la grosse moustache, tu vas l’adorer', j’ai croisé son regard de chat, vu son allure et je l’ai trouvé génial, mon ami styliste a joué l’intermédiaire". "Un mariage arrangé", s’amuse Benjamin (son prénom volontairement sans nom de famille lui sert de nom d’artiste, qu’il accompagne volontiers de l’arobase de son compte Instagram @ealaa_musaa).

C’est en modèle agissant qu’il raconte : "Quand j’étais jeune j’étais drag-queen à Angers, la scène, j’ai toujours adoré ça ! Quand je suis arrivé à Paris, j’ai découvert des cabarets qui m’ont donné encore plus d’envies. J’ai voulu aller au-delà du travestissement, du côté drag-queen avec une nouvelle dynamique en travaillant sur le côté très visuel homme/femme, sur les sensations. J’aime aussi utiliser mon côté masculin dans des performances, sans que cela soit malsain, ni vu comme supérieur au côté féminin." 

Une première rencontre fructueuse

D’une première séance photo dans une salle de bain la semaine suivant leur rencontre, l’envie naît d’aller plus loin, comme le précise le photographe : "C’est là que j’ai vu la distance qu’il y avait entre le Benjamin souriant et ce que je pouvais lui faire faire, j’ai compris qu’il y avait une histoire à raconter, j’ai vu ses possibilités. Cela a été une sorte d’essai et ça a lancé le projet Beau Menteur. Après on s’est beaucoup amusés d’aller du côté très féminin au côté très masculin de Benjamin. On s’est cherchés et on a trouvé un terrain d’entente, après il a fallu raconter l’histoire."

LIRE AUSSI >> À la recherche des urinoirs perdus et de leurs adeptes avec le photographe Marc Martin

C’est là qu’intervient celui qui va devenir le narrateur de cette "histoire", Claude-Hubert Tatot, qui suit le fil de son imagination,et son envie d’aller vers l’univers du conte et d’articuler autour de ce personnage de Beau Menteur une famille putative, et ce, avant même de voir les photos : "J’ai écrit un livre auparavant qui regroupait des récits très courts qui avaient un lien avec mon enfance et j’ai bien senti que Marc voulait ce genre de choses, explique l’auteur. Je n’ai pas voulu voir les images car, comme je suis historien d’art, j’aurais pris le risque de verser automatiquement dans le commentaire. J’ai préféré retrouver des éléments qui viennent de mes souvenirs, cela fonctionne du coup comme un collage. C’est ce qui fait le mensonge mais c’est assez universel dans ce que je peux dire du père par exemple."

Le travail s’est organisé conjointement entre photographe et modèle, chaque shooting étant pensé comme une petite histoire, un univers qui mariait, de façon assez naturelle, les souvenirs et envies des deux artistes, quitte à se planter et à tenter autre chose comme l’explique Benjamin : "Je savais ce que je ne voulais pas faire mais j’étais ouvert sur le reste. J’ai vite compris que Marc me respectait, qu’il ne me mettait jamais dans une position inconfortable alors j’ai lâché prise en toute confiance. Si ça nous plaisait, on gardait, sinon on jetait, ce qui était assez confortable. Nous n’étions pas dans un devoir de faire quelque chose de réussi, on faisait avant tout quelque chose pour se faire plaisir. Et on a très souvent été d’accord !"

La place de la sexualité

En plus de la petite exposition dans le Marais qui propose chaque mercredi une "performance" de Benjamin in situ (une chambre d’enfant, des habits trop grands, des dessins animés), le "livre" est une boîte à trésors ou à secrets constituée de saynètes très cinématographiques qui s’organisent en posters multifacettes à déplier et à lire, de fascicules, de textes et de photos qui rappellent par leur format celles qui s’exposaient dans les halls des cinémas au siècle dernier. Un objet fait de mise en scène et de fétichisme qui permet d’éviter de hiérarchiser, de chapitrer un contenu libre et offre un accès très ouvert à un monde de fantasme et de sexualité. 

D’ailleurs, Marc Martin réaffirme cet attrait de la sexualité et la place importante qu’elle a dans ses œuvres : "Dans mon travail, il y a toujours l’idée de parler d’une sexualité qui ne doit, à mon sens, pas être déconnecté de la construction du genre, de l’identité. À mon époque, on allait chercher la sexualité, partout, dans les vestiaires, les piscines, les toilettes, aujourd’hui elle est partout, et du coup, elle n’est vue que comme de la pornographie. Beau Menteur, c’est mon projet le plus personnel alors qu’il ne montre que Benjamin !"

Gratuite, l'exposition Beau Menteur peut être découverte de 13h30 à 20h jusqu’au 10 octobre à la Galerie Mille Lieux, au 39 rue du Poitou dans le IIIe arrondissement. Les performances de Benjamin ont lieu les mercredis de 16h30 à 19h30 (réservations juste ici). Quant au livre, il est est disponible sur place ou à commander sur le site.

LIRE AUSSI >> « Elle, She, Her. », le beau-livre qui met à l’honneur des portraits de femmes trans

Crédit photo : Marc Martin