Pour la 76e édition du Festival de Cannes, têtu· est allé faire le guet sur la Croisette afin de repérer les sorties cinéma queers à venir. Aujourd'hui, rencontre avec Bertrand Mandico, venu présenter Conann à la Quinzaine des cinéastes. Un film graphique et puissant qui, en suivant les réincarnations de son personnage de guerrière non-binaire, aborde les différents aspects de ce qu’est la barbarie aujourd’hui.
Il y a dans Conann quelque chose de l’ordre de la jouissance du cinéma, d’une foi éperdue dans la création d’images et d’univers…
Oui, si je ne prends pas de plaisir moi-même, je ne peux pas en donner. L’idée est de dérouter, de partir ailleurs. L’heroïc fantasy est le socle à partir duquel je crée des excroissances et vais explorer tous les possibles de la barbarie. Je convoque les potentialités du cinéma tout en allant dans des recoins que je n’ai pas encore explorés et qui m’excitent assez, et où, moi-même, j’essaie de me surprendre.
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On a l’impression d’une déclaration d’amour à différents genres du cinéma, mais aussi d’une exploration…
Oui, tout à fait. Je voulais aller vers le cinéma onirique urbain des années 1990, je pense par exemple à Rumble Fish de Coppola, et convoquer un cinéma beaucoup plus extrême avec des visions cauchemardesques comme pouvaient faire certains cinéastes du type Żuławski ou Klimov avec Requiem pour un massacre, ce cinéma fiévreux lié à la guerre. Et la dernière partie est beaucoup plus sobre à priori, c’est un huis clos avec une scène de repas ce qui est un classique au cinéma, et l’idée c’est de savoir comment jouer avec cette contrainte et renouveler le genre. J’aime pousser toutes les situations à leur paroxysme.
Comment est venue l’idée de ce personnage central qui se réincarne tout au long du film ?
Si je devais définir la barbarie, je pense que je dirais que c’est la vieillesse qui mange la jeunesse. C’est trahir ses convictions et se trahir soi-même. Tous les dix ans, il y a une nouvelle Conann, beaucoup plus méchante que la précédente, beaucoup plus dure et qui va littéralement tuer la plus jeune pour prendre sa place. À partir de là, je trouvais ça intéressant à chaque fois de prendre une actrice par génération pour incarner ces Conann et de surprendre en faisant jouer des actrices très très différentes, en cassant la cohérence physique et en étant dans une évolution du personnage selon ces tranches d’âge, leurs convictions, leurs désirs. Moi j’ai l’impression que tous les dix ans je suis différent, peut-être pas physiquement, mais intérieurement, et aussi dans ma manière d’aborder la vie.
Comme souvent dans votre cinéma, la femme est au cœur du propos, au centre. Elle est forte, elle est affirmée et elle est souvent lesbienne ou s’inscrit dans une certaine non-binarité...
Oui, mon moteur c’est de proposer aux actrices des rôles qu’on n’a pas l’habitude de leur proposer, de les dégenrer, de ne pas les enfermer dans des cases, de les emmener ailleurs. Après, je prends la figure de Conan, qui est l’archétype du virilisme, complètement à contrepied en en faisant un personnage féminin. Il y a une brutalité, un regard noir et un élan romantique dans le film, et ça m’intéressait beaucoup de montrer les relations de ces femmes entre elles. Et le Conann de 25 ans est sur un questionnement de "iel", se définit comme homme ou comme un entre-deux, ça m’a beaucoup intéressé de travailler là-dessus.
S’interroger sur la binarité, c’est un des grands questionnements de votre cinéma ?
Oui c’est une question qui m’importe. En même temps, je pense que si mon cinéma est une déclaration d’amour aux genres de cinéma, il travaille aussi un affranchissement des genres, à pouvoir mixer, traverser les univers qui n’ont rien à voir pour exciter le spectateur. Il y a quelque chose de très jouissif. Et pour que le spectateur puisse jouir, il faut que moi-même je prenne du plaisir en faisant mes films. Je ne supporte pas ce qui est normé, canalisé, ce qui enferme : les règles ça m’offusque ! Je prends toutes les libertés tout en me créant moi-même des contraintes, je crée mon propre cahier des charges avec des partis pris de mise en scène très radicaux.
On est dans l’univers de l’héroïc fantasy mais l’imagerie et surtout le cadre s’éloignent d’un univers de "comic book", de bande-dessinée...
Oui, j’ai l’impression d’être aux antipodes du cadre straight de la BD. Il y a un lyrisme dans le mouvement de caméra. Mon modèle, c’est Max Ophüls, qui n’est pas très BD. Toute cette veine des années 1990 – le cinéma smart, Gregg Araki, Wes Anderson… –, c’est un cadre très contrôlé avec une distance très claire, et là on peut dire qu’on a une construction qui ressemble à la BD. Moi je lorgne plutôt du côté de l’Est et surtout de Max Ophüls, qui est très important pour ce film. La grâce des plans séquences chez Ophüls me fascine. Un bon plan séquence, tu ne le vois pas, tu n’as pas le temps de l’analyser. C’était ça mon modèle et aussi la construction de Lola Montès, la grande courtisane qui est damnée et devient acrobate. C’est une trame que j’ai empruntée pour le film parce que ma Conann se raconte depuis le cirque des enfers, du haut de son trône. L’équivalent de Peter Ustinov dans Lola Montès, c’est Rainer [personnage à visage de chien qui guide l’héroïne dans Conann, ndlr] qui raconte comme ça ces différentes époques. Vraiment, je peux dire que c’est Ophüls ma grande inspiration pour ce film.
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