Après le succès d’Orange is the New Black, la diversité LGBTQI+ est devenue l'une des marques de fabrique de Netflix. Au point d’influencer le reste de l’industrie ?
Pendant longtemps, pour trouver la moindre représentation LGBTQI+ dans la pop culture, il fallait se contenter de sous-entendus homoérotiques, de regards furtifs entre deux personnages ou, au mieux, du "meilleur ami gay". Mais ça, c’était avant. En 2021, dans les séries télé, les récits résolument queers sont partout : Work in Progress, Pose, The L Word: Generation Q, Special, Love Victor, Gentleman Jack... “On constate aujourd’hui, quantitativement, une plus grande diversité de personnages LGBTQI+ dans les séries, au premier plan et dans des rôles récurrents”, confirme Mélanie Bourdaa, maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université de Bordeaux-Montaigne.
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En 2021, des projets ne mettant en avant aucune diversité, ce n’est pas normal et ce n’est pas envisageable
Alors que la télé a longtemps été épinglée pour son manque criant de diversité, une série sans un minimum de représentation semble de plus en plus inenvisageable aujourd’hui. “Ce n’est plus possible. Il y a très, très peu de séries télé à destination de jeunes publics qui vont être à 100 % hétéro”, observe l’universitaire. Sened Dhab, directeur de la fiction numérique chez France Télévisions, va encore plus loin : “En 2021, des projets ne mettant en avant aucune diversité, ce n’est même pas la peine de me les envoyer. Ce n’est pas normal et ce n’est pas envisageable.”
"Orange is the New Black", figure de proue de la diversité
Qu’est-ce qui a changé ? Déjà, les débats autour de l’importance de la représentation dans notre société se sont multipliés. De plus, au début des années 2010, le succès critique et commercial des récits plus inclusifs a encouragé l’industrie à en développer davantage. En 2013, une série en particulier va révolutionner le monde de la télé : Orange is the New Black, l’une des premières productions originales de Netflix. Dès la première saison, elle explose toutes les notions préconçues sur la représentation. Avec son casting presque exclusivement féminin, c’est une déferlante de personnages de femmes bi, lesbiennes, trans, racisées, d’âges variés et de différentes corpulences, origines et personnalités, qui débarquent sur notre petit écran. Une diversité jusqu’alors inédite à la télévision.
Le succès qu’a rencontré cette série prouve au reste de l’industrie qu’un programme axé sur des femmes queers, peu maquillées et non objectivées peut cartonner auprès d’un très large public. À l’époque, Laverne Cox, qui incarne avec brio la détenue Sophia Burset, ouvre la voie à une représentation inédite pour les personnages et les acteur·ices trans à l’écran, tandis que l’actrice Samira Wiley (Poussey) et la scénariste Lauren Morelli deviennent des icônes lesbiennes. Pour Netflix, c’est la confirmation qu’il y a un créneau à occuper. La plateforme va rapidement s’y engouffrer, jusqu’à faire de la diversité et des LGBTQI+ shows une de ses principales marques de fabrique. À tel point que, désormais, aux États-Unis, certain·es créateur·ices se tournent explicitement vers elle pour cette raison.
Diversité en cascade
Au moment de la diffusion d’Orange is the New Black, la diversification des récits que la série amorce se propage en parallèle sur d’autres chaînes. On note ainsi la sortie d’Orphan Black sur BBC America, puis de The 100 (The CW), Transparent (Amazon), Crazy Ex-Girlfriend (The CW) – et son personnage bisexuel révolutionnaire, Darryl –, suivies de Wynonna Earp et de The Magicians (Syfy), toutes plébiscitées par la communauté LGBTQI+. Par la suite, Netflix va lancer Grace and Frankie, avec son couple de seniors gays, ou encore Master of None, dont l’épisode “Thanksgiving”, centré autour du personnage lesbien de Denise, remportera un Emmy Award. De Glow à Easy en passant par Elite, Sex Education ou The Haunting of Hill House, sans oublier Sense8, prodigieuse série queer des sœurs Wachowski, difficile aujourd'hui de trouver une série originale Netflix sans personnage LGBTQI+.
"The L Word" et "Queer as Folk", séries LGBTQI+ par excellence
Faut-il pour autant créditer Netflix pour toutes ces évolutions ? Orange is the New Black n’est pas la première série à s’emparer de la représentation. Avant elle, évidemment, Queer as Folk, la série culte de Russell T. Davies, a ouvert la voie, tout comme son adaptation américaine. Plus tard, c’est Ryan Murphy qui fait bouger les lignes avec Glee et American Horror Story tandis que l’Amérique craque pour le couple attachant de Modern Family, Cameron et Mitchell, et ce dès 2009.
Mais, pour Mélanie Bourdaa, c’est vraiment The L Word, la série lesbienne révolutionnaire d’Ilene Chaiken, qui a marqué un tournant dans les représentations LGBTQI+ à l’écran. “En termes narratifs, c’est quand même elle qui a changé la donne, mais, effectivement, Netflix a permis de démocratiser ces récits”, précise-t-elle. Car si The L Word, diffusée entre 2004 et 2009, était une série de lesbiennes, créées par des lesbiennes et pour des lesbiennes, Orange is the New Black, elle, était aussi regardée par votre oncle, votre boss ou votre sœur hétéro.
Ce qui les distingue, c’est donc le succès mainstream de la seconde et la quantité de ses personnages LGBTQI+, qui ont donné à Netflix, dès 2013, l’opportunité de faire de l’inclusion une stratégie éditoriale à part entière. Jimmy Desmarais, directeur des séries originales françaises de Netflix, assume d'ailleurs parfaitement l’enjeu financier qui s'y trouve attaché : “S’ouvrir est un moteur de croissance économique. Donner accès à beaucoup plus de voix variées a un résultat bénéfique pour tout le monde.”
Des représentations authentiques
Dans l’entreprise, qui a son propre département Inclusion et diversité, on est particulièrement attentif à ces questions. “En interne, on a énormément de discussions, de débats. Je dirais qu’on baigne dedans tous les jours”, explique Jimmy Desmarais. En externe, Catherine Jean-Joseph Sentuc, chargée de l’inclusion et la diversité, et lui s’affairent à communiquer avec les auteurs, réalisateurs et producteurs pour garantir une “représentation plus authentique”. “Cette variété, cette représentation, c’est une vraie attente de la part de nos abonnés”, pointent-ils.
Concrètement, cela passe par beaucoup de discussions, de réajustements et de suggestions parfois bien appuyées. “Quand un projet nous intéresse, on discute avec l’auteur ou le réalisateur, et on lui dit : « Ça pourrait être encore plus fort si tu amenais tels éléments. Là, c’est très hétéronormé, c’est très blanc, c’est pas forcément comme ça que nos abonnés vont se reconnaître », explique Jimmy Desmarais. On peut être encore plus volontaristes dans nos échanges avec des scénaristes avec qui l’on a très envie de travailler, en leur expliquant : « Vraiment, ça, c’est très important pour nous, est-ce que tu pourrais trouver une histoire qui incorporerait totalement et naturellement un personnage gay ? parce qu’on n’a pas encore assez de représentation à ce niveau-là en France. » À cette étape, on peut même initier des concepts qui prennent en compte notre vision.” Le tout sans aller, si possible, contre la personnalité, la sensibilité ou le type d’écriture de l’auteur.
Sortir des clichés
L’entreprise discute aussi régulièrement avec l’association américaine Gay & Lesbian Alliance Against Defamation, qui fait un travail de sensibilisation et d’éducation avec de nombreuses chaînes et créateurs sur les questions de représentation. “Par exemple, on a été très sensibilisés sur le fait que, certes il y a une forte augmentation du nombre de personnages LGBTQI+ dans les rôles principaux, mais ils sont majoritairement dramatisés par le biais de leur identité sexuelle. Et, ça, c’est quelque chose qu’il faut dépasser. Au début, on recevait beaucoup de projets qui disaient « il est gay, donc il a des problèmes de coming out... » Alors on échange et on se demande si le personnage n’a pas d’autres composantes d’identité que le genre ou la sexualité”, détaille Jimmy Desmarais. Récemment, Netflix France a aussi commencé à collaborer avec l’association Représentrans autour d’une série dont le personnage principal sera transgenre.
On tient à rendre leurs récits aux personnes qui les vivent
Mais d’autres chaînes ont fait de l’inclusivité, et notamment des récits LGBTQI+, leur identité. C’est le cas de France.tv Slash avec des programmes comme Skam France, Mental ou Océan. “On réfléchit à la diversité en miroir de la société, explique Sened Dhab. La société française est faite de personnes très diverses : origines, sexualités, genres, âges, handicaps, spécificités physiques et ainsi de suite. On essaie de la représenter du mieux qu’on peut dans nos séries.” Pour lui aussi, le travail de représentation se fait devant et derrière la caméra, et passe aussi bien par le casting que par le choix des scénaristes ou des réalisateur·ices. “Parfois, on se dit très vite : « Ça, c’est une histoire qui doit être racontée par une femme » ou « ça c’est une histoire qui se passe à 100 % dans un quartier populaire, on voudrait qu’elle soit portée par une voix qui en est issue », détaille-t-il. Toujours dans un souci de rendre leurs récits aux personnes qui les vivent.”
Pour autant, le directeur de la fiction numérique ne veut pas voir la recherche de diversité comme une démarche opportuniste ou cynique : “Ce n’est pas une marque de fabrique, dans le sens où l’on ne se dit pas « attends, il nous manque une personne LGBTQI+ dans notre série »”, précise-t-il. Chez Netflix, on tient le même discours : “On ne doit pas donner l’impression, parce que ce n’est vraiment pas le cas, que c’est une couverture, un alibi, ou bien qu’on veut cocher des cases. On n’est pas dans une approche numéraire. On se demande plutôt quelle est la bonne manière de parler des personnages. Pour nous, le plus grand piège, ce serait d’essayer de cocher des cases et que finalement ça sonne faux.”
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Des clichés qui ont la peau dure
Car, malgré les immenses progrès réalisés ces dernières années, les clichés sur les personnages LGBTQI+ et les représentations nocives perdurent. Dans le reboot de Gossip Girl (2021), par exemple, le personnage pansexuel est décrit comme un obsédé du sexe manipulateur. “Il y a toujours du queerbaiting ou des phénomènes de type « bury your gays ». C’est-à-dire que, souvent, les personnages LGBTQI+ n’ont pas une fin heureuse : ou ils se séparent, ou ils meurent...” rappelle également Mélanie Bourdaa. L’exemple récent le plus frappant étant la mort de Lexa dans The 100.
Les séries queers sont également celles qu’on annule trop tôt. Rien que chez Netflix, les fins de Sense8, The OA, Glow ou Au fil des jours ont laissé un arrière-goût amer à de nombreux·ses fans. Et, récemment, HBO a annoncé l’annulation de la série Betty, qui mettait en scène un grand nombre de filles queers, au grand désarroi du public.
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Au-delà de la volonté des chaînes, le plus grand moteur de progrès dans l’industrie, c’est finalement la mobilisation des fans. Ces derniers ont réussi à obtenir la production d’un film de conclusion après l’annulation de Sense8 par Netflix, ou de Looking par HBO. Et c’est parce qu’ils ont manifesté leur colère après la mort de Lexa dans The 100 que de nombreux scénaristes et acteurs de l’industrie télé ont signé le “Lexa Pledge” : une déclaration qui les engage à une meilleure représentation des personnages LGBTQI+. Plus exigeants que jamais, les fans de la communauté sont capables de distinguer entre queerbaiting et représentation sincère, et n’hésiteront pas à le faire savoir.