[Article disponible dans le têtu· de l'automne] Sur l’Île Papillon, la communauté LGBTQI+ vit essentiellement cachée. Mais face à l’homophobie, les militants associatifs de Guadeloupe sont bien décidés à gagner en visibilité.
"Alors que je me promenais avec ma compagne, on m’a traité de démon en me disant que j’allais brûler en enfer”, raconte Karolane, 29 ans, dans un café de Pointe-à-Pitre, en Guadeloupe. Dans ce territoire ultramarin, 49% des femmes et 52,6% des hommes estiment que l’homosexualité est contre nature, selon un rapport d’information sur la lutte contre les discriminations anti-LGBT de la délégation parlementaire aux Outre-mer en 2018.
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“Je ne suis pas sûr que la Guadeloupe soit plus homophobe que certains endroits ou milieux sociologiques en France métropolitaine, précise le chercheur guadeloupéen au CNRS et docteur en anthropologie Ary Gordien. En revanche, il existe une tension post-coloniale, avec un discours politique qui considère que l’acceptation des identités LGBTQI+ est imposée par la métropole.” Ainsi, la famille de Nolwenn, 31 ans, considère que c’est à cause de ses études dans l’Hexagone qu’elle est devenue lesbienne. “Alors que, comme beaucoup d’autres, c’est pour pouvoir assumer ma sexualité que j’ai voulu partir, souligne-t-elle. C’est en rencontrant le milieu associatif LGBTQI+ de Montpellier que j’ai pu exprimer ce que je suis.”
Des soirées LGBT-friendly
La place que la religion catholique occupe dans l’archipel caribéen nourrit également les discriminations homophobes ainsi qu’une forme de tabou autour de l’homosexualité. “Aux Antilles, il y a une plus grande prégnance des croyances religieuses qu’en métropole, avec le catholicisme notamment, mais aussi les mouvements évangélistes et adventistes, ainsi que les Témoins de Jéhovah. Il y a une lecture plus rigoriste et des interprétations plus conservatrices des textes religieux. On peut aussi noter l’influence de mouvements conservateurs états-uniens, parmi lesquels le mouvement Mormont, qui s’installent depuis peu en Guadeloupe, détaille Ary Gordien. On distingue alors deux formes d’homophobie, qui par ailleurs s’articulent : l’une motivée par un désir de résistance culturelle, et l’autre qui s’exprime à coups de discours conservateurs, idéologiques et chrétiens.” Mais les mentalités sont en train d’évoluer : il y a encore quelques années, il n’existait pas d’association LGBTQI+ sur l’Île Papillon. Aujourd’hui, elles sont plusieurs à se battre pour faire accepter la communauté.
Ainsi Karolane a cofondé avec Cassandra et Audrey l’association KCAProdilyaunan. Elles se sont donné pour mission d’organiser des soirées LGBT-friendly. Car sur l’île, il n’y a aucun bar, aucune boîte queer ; tout juste connaît-on quelques lieux friendly car tenus par des membres de la commu. "Avant les événements étaient très secrets. On connaissait le lieu au dernier moment sur WhatsApp, la réservation était obligatoire et il n’y avait aucun allié à ces soirées, déplore Cassandra. Il n’y a pas de raison qu’on se cache. C’est pour ça qu’on organise des fêtes dans des lieux connus du public, où tout le monde peut partager un moment ensemble.” L’association fait également un travail de sensibilisation en postant des témoignages sur les réseaux sociaux. “On invite aussi d’autres assos à certaines de nos soirées pour montrer aux Guadeloupéens LGBTQI+ qu’ils ne sont pas seuls”, ajoute Audrey.
Le coming out et la peur du rejet familial
En un an, KCA Prod a organisé une douzaine de fêtes d’environ 350 personnes. L’association a su se faire une place dans le paysage guadeloupéen, au point d’obtenir un partenariat avec Reimonenq, une distillerie de rhum de l’île, pour une cuvée spéciale. “Cela nous a rendues particulièrement fières, notamment pour le symbole, car c’est une boisson qui fait vraiment partie des traditions aux Antilles”, se réjouit Karolane. De leur côté, Nolwenn Termon et Laethitya Robin ont cofondé en 2022 Secret’s Out, qui tient deux fois par semaine, à Pointe-à-Pitre, une permanence destinée aux personnes LGBTQI+. “Le plus souvent, on vient nous demander de quelle manière faire son coming out à sa famille, rapporte Laethitya, 26 ans. Car la peur du qu’en-dira-t-on peut pousser certains parents à rejeter leur enfant queer. Alors on donne des conseils, et on prépare les personnes aux discussions et aux débats que ça va engendrer.”
En petit comité, les bénévoles et les visiteurs se retrouvent aussi autour d’activités plus ludiques, comme des jeux de société. “On veut offrir aux personnes LGBTQI+ un moment de détente dans un lieu sûr. Quand j’étais plus jeune, j’aurais aimé qu’il existe un endroit comme ça”, se souvient Nolwenn, présidente de l’association. En 2022, une quarantaine de personnes sont venues chercher de l’aide et du soutien à la permanence, et beaucoup reviennent par la suite pour suivre des activités. “Des personnes guadeloupéennes LGBTQI+ en métropole nous disent que notre association les encourage à rentrer sur l’île pour les vacances”, se félicite Nolwenn.
Cet essor a profité de la brèche ouverte par Amalgame Humani’s, une association d’aide aux enfants défavorisés fondée en 1992. Après une agression homophobe particulièrement médiatisée en 2016, la préfecture se tourne vers elle pour mettre en place une ligne d’écoute pour les LGBTQI+ : Voix arc-en-ciel, créée en 2019. Ce projet entraîne la perte d’environ 70% des adhérents de l’association en un an. “Beaucoup nous ont dit : 'Si vous vous occupez des homosexuels, on ne veut pas rester'”, se désole Viviane Melyon De France, présidente d’Amalgame Humani’s.
Un soutien inattendu
Depuis, si l’association a réussi à attirer de nouveaux bénévoles, elle a surtout aidé des centaines de personnes. En 2022, les dix adhérents assurant la ligne d’écoute Voix arc-en-ciel ont reçu plus de 800 appels. “Beaucoup de jeunes nous contactent pour des situations de discrimination, constate la présidente. Mais on a aussi de plus en plus de membres de la famille qui nous appellent pour avoir des conseils.”
Afin de rassembler toutes ces ressources, Jay, 31 ans, a créé en septembre 2022 le Centre de collaboration LGBTQIA+ ultramarin (CCLU), accessible sur invitation sur Discord. “Je me suis rendu compte que beaucoup d’associations avaient émergé, mais que c’était compliqué de tout retrouver”, explique-t-il. Créer ce forum lui a aussi permis de partager et de regrouper des informations sur la transidentité et les différentes démarches qui accompagnent les transitions : “Lorsque j’ai transitionné, c’était difficile de savoir comment procéder, j’ai fait beaucoup de recherches, et je veux les partager pour aider les autres et leur montrer que c’est possible.” Brochures, événements, sites internet, conseils... Ils sont désormais 80 profils à s’y échanger des ressources.
Ces nouveaux collectifs peuvent compter sur un soutien plus inattendu. Le Frère Jonathan, pasteur depuis 2010, est devenu militant pour les droits de la communauté LGBTQI+ en 2020. “Être homosexuel ou transgenre n’empêche pas la relation avec Dieu. Chaque être est spirituel, LGBTQI+ ou pas”, affirme- t-il. Également militant à Aides, il a par ailleurs créé un compte Instagram, centreLGBTchrétien777. Les dimanches, il célèbre ainsi le culte avec près de 240 membres en ligne. “Dans beaucoup de familles en Guadeloupe, on grandit avec la religion. C’est très important d’avoir ce genre de figure, car il y en a qui vivent très mal le fait de devoir abandonner leur croyance pour être eux-mêmes, estime Jay. Les enfants sont mis dans la religion jeunes, et cela peut produire un clash dans leur développement, puisqu’ils se disent : 'Je crois et j’aime Dieu et on me dit que je vais aller en enfer.' Cela fait des dégâts affreux. Donc entendre un pasteur dire aux queers qu’il n’y a pas de mal, c’est très important.” Pour célébrer ce nouvel élan, la communauté de l’île espère organiser un jour une première grande marche des Fiertés de Guadeloupe, après plusieurs faux départs.
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Crédit photo : KCA prod