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histoirePhilippe Labbey, d'Act Up-Paris au premier centre gay et lesbien

Par Morgan Crochet le 29/03/2024
Portrait de Philippe Labbey

[Article à lire dans notre dossier spécial "40 ans de lutte anti-sida" du magazine du printemps] Figure incontournable des débuts d'Act Up-Paris et compagnon de son président Cleews Vellay, Philippe Labbey est aussi le premier à avoir posé officiellement la question de la fin de l'association, en 1996.

"Cleews m’a dit quelques fois qu’il n’était pas pressé de finir en patchwork, qu’il comparait à des nappes de table ou à des dessus-de-lit. Voilà, j’avais un mari, aujourd’hui j’ai un dessus-de-lit. Ciao bébé”, prononce, lapidaire, Philippe Labbey, le jour du dépôt du patchwork (couverture commémorant la personne décédée, une pratique née pendant la lutte contre le VIH/sida) de Cleews Vellay, président d’Act Up-Paris de 1992 à sa mort, en octobre 1994. "Rien, jamais, ne nous rendra ta mort moins cruelle, ton absence moins pesante."

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Après la mort de Cleews, Philippe signe le texte “Fin d’Act Up-Paris” – où le teigneux au borsalino reproche à l’association d’avoir abandonné ses valeurs premières : “Fermons le ban, en une dernière action d’éclat. Pour avoir encore quelques chances d’exister, sachons disparaître, écrit-il. Voilà, mon deuil est fait. Il se peut bien qu’Act Up soit mort pour moi avec Cleews.” Les deux garçons s’étaient rencontrés – et aimés dans la foulée – en 1989, l’année de la création de l’association, dont ils sont vite devenus les enfants terribles.

Philippe et Cleews

Gamin du pays d’Auge – il naît en 1963 à Pont-l’Évêque, en Normandie –, Philippe Labbey grandit dans une famille nombreuse éclatée et précaire. Élevé par sa sœur aînée Nicole à Vitry puis Saint-Maur-des-Fossés, en banlieue parisienne, le jeune homme connaît la prison pour des braquages de pharmacie au sortir de l’adolescence, quelques années avant de rencontrer Cleews. Les deux hommes partagent les mêmes rages de lutter, d’aimer et de vivre, et ne se quittent plus durant les cinq années où ils vécurent et militèrent ensemble dans une seule et même urgence. Souvent considéré comme l’éminence grise de la “présidente”, dont il moque quelquefois gentiment la folle attitude, Philippe Labbey, qui fut trésorier et administrateur d’Act Up, est en tout cas son indéfectible binôme politique et amoureux.

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Partisan d’une ligne dure, Philippe, séronégatif, dont le texte “Demandez le programme”, en 1991, témoigne de la radicalité et du sérieux militant, est de toutes les actions d’éclat de l’association. Intello inspiré par la pensée situationniste, il participe notamment à l’action sur l’obélisque de la place de la Concorde, à Paris, le 1er décembre 1993, Journée mondiale de lutte contre le sida. Huit ans après l’empaquetage du pont Neuf par Cristo, Act Up recouvre la colonne d’une capote rose géante, subvertissant la société du spectacle en une action politique et artistique spectaculaire.

"Philippe était un voyou-poète. Une espèce de petit Jean Genet, qui faisait tant bien que mal avec la vie et ses désirs."

Avec Cleews, ils vivent en couple à Saint-Ouen dans un appartement avec deux chats, où les amis passent, restent dormir, et viennent parfois le dimanche pour regarder les rediff de Chapeau melon et Bottes de cuir. Comme Lalla Kowska Régnier, qui fréquente les deux hommes dans l’intimité. “Philippe était un voyou-poète, explique-t-elle. Une espèce de petit Jean Genet, qui faisait tant bien que mal avec la vie et ses désirs.” Le 18 octobre 1994, alors que les forces de Cleews l’abandonnent, Philippe prévient au beau milieu de la nuit leurs proches qui les rejoignent à la hâte. Régine Labbey, sa sœur, également militante à Act Up et infirmière à l’hôpital Bichat, est à leurs côtés. Un temps, en 1990, il avait été question que Cleews reconnaisse sa fille, Mathilde, alors âgée de 2 ans.

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Mais si Philippe Labbey est un des acteurs clés de la radicalisation de l’asso, il est aussi le premier à poser officiellement la question de sa fin. Il y pense dès avril 1994, après le succès du Sidaction, alors qu’il s’apprête à cofonder le premier centre gay et lesbien, situé au 3 rue Keller, à Paris. “Il avait mille fois raison, explique Lalla, qui quitte Act Up en 1995 après en avoir été vice-présidente. Il voyait bien, avec beaucoup de clairvoyance et de sens politique, qu’il y avait quelque chose qui était en train de se finir et qu’il fallait investir le Centre.” Pour Philippe, une nouvelle page militante s’ouvre, l’heure est à la synergie. “Il fallait trouver des sous, mettre en place des activités de soutien et de prévention de proximité pour les homos, comme le Café positif tous les dimanches, organiser des expos, des fêtes, faire une bibliothèque, rendre le journal rentable, nous rapprocher des commerçants gays, porter une parole pour les droits des gays et des lesbiennes, gérer ce lieu et les équipes, travailler avec la division sida de la direction générale de la Santé, etc.” énumère en 2019 pour têtu· Alexis Meunier, militant d’Act Up rapidement appelé par Philippe pour lui prêter main-forte. “Déjà, les 125 m² de la rue Keller nous paraissent petits tant nos projets sont grands. Nous avons besoin de vous parce que cette fois c’est parti”, écrit Philippe dans le premier édito du 3 Keller, le mensuel de centre, en mai 1994.

Radical tendre

Act Up continue malgré les critiques virulentes que Philippe Labbey exprime après la mort de Clews. “Il était dévasté, nuance Christophe Martet, président de l’association de 1994 à 1996. À partir de 1996 jusqu’au début des années 2000, certes les traitements sont là, mais bon courage pour prendre les premières trithérapies. C’était quand même des effets secondaires monstrueux. Il y avait des tas d’infos qu’il fallait partager, tout un accompagnement des malades… Et puis il y avait aussi d’autres problématiques qui arrivaient, comme les malades étrangers.”

“Cleews est mort le 18/10/94. Il ne reviendra pas. Sheila elle, est de retour. Marre des départs, marre des retours.”

Réélu président du Centre gay et lesbien en 1996, Philippe quitte ses fonctions l’année suivante après s’être battu pour donner plus de pouvoir aux volontaires et aux adhérents. Il reste toutefois présent dans la vie de la structure durant les dix premières années de son existence, avant de se couper du monde militant “avec la même radicalité dont il avait fait preuve durant ses années de lutte”, relève Nicolas Roland, ancien secrétaire général d’Act Up et son colocataire après la mort de Cleews. Chaque année, il continue de faire paraître des encarts dans têtu· ou dans Libération – “Cleews est mort le 18/10/94. Il ne reviendra pas. Sheila elle, est de retour. Marre des départs, marre des retours” – et finit par confier ses archives à Hoàng Phan Bigote et Thomas Leduc, de l’Académie gay et lesbienne. “Il était très mal à cette période, se remémore Hoàng. On savait qu’il voulait nous transmettre des choses, mais on lui laissait un peu de temps pour se faire à cette idée. Puis Lalla a tiré la sonnette d’alarme et nous a dit de passer chez lui. Il avait besoin de s’en défaire et menaçait de tout jeter. Il ne l’aurait pas fait, mais il voulait hâter les choses.”

Le suicide de sa sœur Régine, en 2000, est une nouvelle et terrible épreuve. “C’est vrai qu’il avait beaucoup de caractère, mais c’était surtout quelqu’un de très aimant, nous confie sa nièce, Mathilde. Il avait fait construire et peindre en rose une maison à Katmandou, au Népal, où il s’était lié avec un couple et leurs trois enfants. Il les considérait comme sa famille de cœur, et leur a légué avant de mourir tout ce qu’il avait là-bas.” D’ailleurs, dans son appartement parisien qui donne sur la tour Montparnasse, les petits bouddhas s’entassent. Comptable dans le quartier Notre-Dame-de-Lorette, peut-être prévoyait-il de rejoindre un jour définitivement sa vallée au cœur de l’Himalaya, d’y emmener ses fantômes ou de s’en séparer pour de bon. À Lalla, à qui il annonce son cancer de la gorge dans un bar queer du Marais, Les Souffleurs, “en fumant des clopes et en buvant des coups, provoquant comme il savait l’être”, il avait confié : "Tu sais, peu importe que tu croies à la réincarnation ou pas… L’important, c’est de vivre sa vie comme si c’était sa dernière." Philippe Labbey meurt en août 2011, à 48 ans.

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Crédits : les illustrations et documents proviennent du fonds Cleews Vellay et Philippe Labbey, préservé au Conservatoire des archives et des mémoires LGBTQI de l'Académie gay et lesbienne.

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