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cinéma"Yurt", une adolescence turque en butte au conservatisme

Par Franck Finance-Madureira le 03/04/2024
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Avec Yurt, qui sort ce mercredi 3 avril, le réalisateur turc Nehir Tuna retrace sa propre histoire, quand, adolescent, il fut envoyé par son père dans un pensionnat religieux. Ce film virtuose s’inscrit dans un nouveau courant du cinéma turc qui évoque l’homosexualité avec pudeur tout en portant un regard sans concession sur le conservatisme de la société.

Le père devient religieux, et la vie de l'adolescent est bouleversée. Ahmet a 14 ans quand, en 1996, il est envoyé dans un pensionnat religieux : chaque soir, il quitte son lycée public pour se retrouver dans un internat, où sa vie est rythmée par les préceptes de la religion musulmane. C'est le propre vécu du réalisateur turc, Nehir Tuna, qui inspire l'histoire de Yurt, qui sort ce mercredi 3 avril.

Ado, le cinéaste a nourri une passion pour le cinéma, suscitant sa désobéissance aux préceptes familiaux : “Au lycée, je séchais pas mal de cours pour aller voir plusieurs films d’affilée au cinéma, se rappelle-t-il. C'était pour moi une façon d’échapper au virage conservateur et religieux que mon père a imposé à notre famille. La télé était désormais interdite, et m’enfermer dans une salle de cinéma est devenu une échappatoire salvatrice. Je me projetais dans les films, tombais amoureux des personnages, avec l’excitation de l’interdit.”

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Si Nehir Tuna s’imaginait acteur, il a vite découvert la force que lui donnaient le récit et la réalisation, cette liberté de raconter des histoires, de partager ses expériences. “J’ai commencé à réaliser une vingtaine de courts métrages avec une caméra empruntée à mon oncle”, se souvient-il. Quelques années plus tard, il suit des études de cinéma aux États-Unis et découvre la Nouvelle Vague française : “Jean-Luc Godard et François Truffaut m’ont profondément influencé, tout comme le travail plus classique de David Lean ou des films comme Stand by Me (Rob Reiner, 1987) ou Billy Elliot (Stephen Daldry, 2000).” Ces récits initiatiques sont au cœur de son inspiration pour l’écriture et la réalisation de Yurt, qui peut aussi évoquer par certains aspects le travail de Xavier Dolan ou de Lukas Dhont sur la jeunesse, son innocence et sa force d’exploration.

Une éducation religieuse stricte

Comme Ahmet, Nehir a été envoyé, du jour au lendemain, dans un internat religieux dans lequel il a passé cinq longues années, loin de sa famille, soumis à une éducation musulmane stricte qui entre en conflit sourd avec les ressentis d’un ado de 14 ans qui découvre la vie. Yurt est, je dirais, semi-autobiographique, souligne-t-il. J’ai utilisé beaucoup d’éléments de cet environnement et les personnages sont inspirés de personnes que j’ai connues. Et si ma vie n'est pas exactement la même que celle d'Ahmet, ses sensations et son désir de liberté sont très proches de ce que j’ai vécu.”

Pour ce premier long-métrage, le réalisateur a choisi le noir et blanc pour renforcer symboliquement le poids de ce système de croyance qui n’accepte aucune singularité ou différence, où toute nuance est évacuée. Cet internat ne reconnait que les dévots et les infidèles, tout est soit noir soit blanc. Mais Nehir Tuna a aussi travaillé sur l’apparition fugace de la couleur “comme une urgence viscérale à insister sur l’idée de liberté quand les deux garçons s’enfuient”. “Le son, la musique, les angles et les mouvements de caméra participent de cette énergie qui fait que cette scène sort du climat de répression omniprésent dans le reste du film”, détaille-t-il. C’est aussi un moyen d’inscrire Yurt dans une forme de contemporanéité, de rappeler que ces internats existent encore et que de nombreux garçons comme Ahmet ou Nehir vivent encore ce calvaire.

Avec le recul et le travail d’écriture, le réalisateur a enrichi sa réflexion, notamment sur les choix de son père qu’il voit comme une volonté d’élévation sociale par la religion : “Affirmer sa foi de cette façon, c’est se positionner en exemple pour la société. Le père d’Ahmet est à la recherche de son propre salut aux yeux des autres. Et si Ahmet se montre respectueux des volontés paternelles, et essaie de faire en sorte de satisfaire tout le monde en travaillant dur, il fait preuve de résilience, il sait que le temps lui donnera raison.”

En quête d'amour

Mais le cœur vibrant de Yurt et du parcours du jeune Ahmet, c’est sa rencontre avec Hakan, son alter ego, celui chez qui il trouvera peut-être l’attention dont il a tant besoin et que personne ne semble prêt à lui donner. “Toutes les relations humaines sont multi-facettes et, parfois, seul un regard nouveau peut faire apparaître la nature d’un lien. Je pense qu’au-delà de tout, ce film est l’histoire d’un jeune garçon en quête d’amour, de la part de son père, plus classiquement d’une jeune fille qui arrive dans sa classe en cours d’année ou de l’amitié d’un grand frère à travers sa relation avec Hakan. Peut-être se rendra-t-il compte que sa relation avec Hakan réunit tout cela à la fois : l’amour filial, l’amitié et l’amour.”

Après les très sombres Burning Days (Emin Alper, 2023) et Nuit noire en Anatolie (Özcan Alper, sorti le 14 février), deux films évoquant des chasses à l’homme mortifères, Nehir Tuna évoque, à mots couverts, via une œuvre délicate, maîtrisée et bouleversante, l’homosexualité et les difficultés à vivre différemment dans une société turque à la fois normative et encore profondément archaïque sur ces sujets qui peuvent déchaîner des réactions d’une violence (symbolique ou non) inouïe. Si ce courant très récent du cinéma turc joue la carte de la discrétion (les mots ne sont jamais prononcés et les regards se connectent plus que les corps), il parvient à apporter aux yeux du monde les nuances nécessaires à un discours national de plus en plus conservateur et religieux.

>> [Vidéo] La bande-annonce de Yurt :

>> Yurt, de Nehir Tuna. En salles le 3 avril.

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Crédit : Sophie Dulac Distribution

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