Le cinéaste Lionel Soukaz est mort ce mardi, à Marseille, à l'âge de 71 ans. Pionnier des luttes LGBT, il était également un des principaux représentants français du cinéma d'avant-garde, et notamment queer, des années 1970.
Compagnon de la première heure du Front homosexuel d'action révolutionnaire (Fhar), créé en 1971, le cinéaste Lionel Soukaz, acteur et archiviste discret et courageux de nos luttes, est mort à Marseille à l'âge de 71 ans, ce mardi 4 février. Né en 1953 à Paris, il avait réalisé Race d'Ep, en 1979, un film retraçant un siècle d'histoire de l'homosexualité, coécrit avec l'essayiste et militant Guy Hocquenghem (1946-1988).
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"On ne peut admettre que ce film soit condamné au ghetto pornographique par une mesure qui ajoute à l'oppression et à l'extermination passées une injustice de plus : celle d'en interdire jusqu'au récit." C'est par ces mots que se termine la pétition, signée par de nombreux intellectuels (de gauche), parmi lesquels Michel Foucault, Simone de Beauvoir, Félix Guattari, Gilles Deleuze ou encore Roland Barthes, afin de lever la classification en film pornographique imposée à Race d'Ep par la commission de contrôle cinématographique de l'époque.
Climat de censure
Son réalisateur, Lionel Soukaz, 26 ans, n'en est pas à son coup d'essai. Il a notamment signé, en 1977, un film à la gloire de l'homosexualité, Le Sexe des anges, et organisé l'année suivante à La Pagode, à Paris, un festival de cinéma monté avec le GLH-PQ (Groupe de libération homosexuelle, politique et quotidien) intitulé Écrans roses et nuits bleues, où ont entre autres été projetés des films de Yann Beauvais, John Waters, Kenneth Anger, Andy Wharol, Paul Vecchiali et Chantal Akerman.
À l'époque, l'amendement Mirguet, qui classe l'homosexualité dans une liste de "fléaux sociaux", est de rigueur, et un climat de censure plane sur la France de Giscard, qui, depuis 1978, fait la chasse aux publications LGBT+. Concernant le cinéma, le ministère de la Culture ayant interdit les films sans visa de censure, le festival de La Pagode fit long feu, comme le raconte Lionel Soukaz : "Le festival était menacé de toutes parts, je recevais des menaces de mort, je ne pouvais même plus dormir chez moi. Mais au bout d’une semaine, le succès était exceptionnel, les séances étaient pleines. C’est pendant la projection Du droit du plus fort de Fassbinder qu’a eu lieu l’attaque. (…) D’une part les flics sont venus saisir les films dans la cabine de projection et j’ai appris par la suite qu’il s’agissait d’une attaque de l’extrême droite de la police qui s’appelait Jeune Nation. Ils ont débarqué à une trentaine, j’étais à l’entrée avec Guy Gilles qui a violemment été frappé à la tête, ils ont envahi la salle, jeté de la peinture bleue sur l’écran. Dans le noir de la salle ils ont frappé au hasard les spectateurs qui étaient dans la salle. C’était une nuit absolument tragique."
Race d'Ep, Ixe, Maman que man
Mais le jeune militant n'a pas dit son dernier mot, et réalise dès 1979 Race d'Ep – "pédéraste" en verlan –, une adaptation du livre éponyme de Guy Hocquenghem, un des leaders du Fhar, journaliste pour Libération et auteur en 1972 de l'essai Le Désir homosexuel. Invité dans la foulée à montrer son film aux États-Unis, Lionel Soukaz en profite pour filmer la Pride de Washington, qu'il parcourt aux côtés de Guy Hocquenghem, du dramaturge, romancier et dessinateur argentin exilé à Paris Copi et du poète américain de la Beat Generation Allen Ginsberg, visibles sur ses images.
L'année suivante, réagissant au fait d'avoir dû gommer certaines parties (génitales) de Race d'Ep – qu'il a gratées à même la pellicule –, Lionel Soukaz tourne Ixe, un film au montage audacieux mêlant des images d'archives du pape ou d'Hitler à des scènes plus personnelles sur fond de sexe, de religion, de drogue, et qu'il décrit en ces termes : "Qu'Ixe fasse trembler, tressaillir, que ces images de fuite, de crise de décadence, de travesti, de corps en érection, en sursauts, de répression, de guerre, de violence politique, de shoots d'héroïne, de corps perdus dans l'espace. Que ces images de matchs de boxe, de vie de jungle, de survivance, de tennis. Que ces personnalités politiques ou religieuses qui font vomir, trembler de honte et d'angoisse. Qu'Ixe soit tout cela ; une analyse, un travail (miroir) personnel, une peinture des années 1980 ce que vous voulez, peu importe mais qu'Ixe soit le frisson de la vie, cette chose qui donne la chair de poule." Le film sera interdit.
Deux ans plus tard, en 1982, son film Maman que man – "maman manque", en verlan –, raconte l'histoire d'un adolescent passionné de cinéma qui assiste à l'agonie de sa mère au moment où il explore le monde de la nuit et sa sexualité avec des hommes : "Maman, j’ai peur, tu voulais pas que je fasse du cinéma, tu voulais que je sois professeur à cause des vacances. Tu pensais que c'était pas un monde pour moi le cinéma, un truc de fils de riches, un rêve d’enfant."
Les années sida
L'épidémie de sida, qui fait son apparition dans les années 1980, va bouleverser sa vie et profondément orienter son travail. Interrogé en 2001, il confie : "Mon dernier film date de 1985. Et ensuite j'ai eu une période très sombre, évidemment due au sida, au fait que beaucoup de mes amis ont disparu. Guy Hocquenghem en 1988, Copi en 1987, et la liste est trop longue… Michel Foucault est mort en 1985. Beaucoup d'acteurs de Race d'Ep sont aujourd'hui disparus, et c'est pour moi très émouvant à chaque fois que je le revois."
Commencé en 1991, Journal annales est son œuvre la plus importante, qui comporte 2.000 heures de vidéos – déposées depuis à la Bibliothèque nationale de France – tournées aux côtés des malades tout en s'étendant aux luttes de l'époque pour les droits des minorités. De cette matière unique, témoignage précieux de ces années difficiles, Lionel Soukaz et le cinéaste Stéphane Girard (Rien n'oblige à répéter l'histoire) ont tiré En corps + en 2022, un documentaire d'archives axé sur les manifestations, les rencontres et les associations, ainsi que Artistes en zone troublés, qui place au cœur de son récit son compagnon disparu, Hervé Couergou.
Dans les années 2000, Lionel Soukaz a aussi réalisé nombre de films courts, comme Abdellah Taïa, portrait d'un écrivain marocain à Paris, en 2010, où l'écrivain lit face caméra, durant un long plan séquence, une lettre écrite à sa mère, mais aussi aux membres de sa famille et à son pays, où il évoque son homosexualité. Aujourd'hui, et parce que les mots semblent bien impuissants à rendre compte d'une existence complexe, engagée, mais aussi marquée par des années de précarité, nous partageons pour finir ce Cinématon du cinéaste Gérard Courant datant de 1979 où Lionel Soukaz s'amuse, encore la vie devant lui.
Crédit photo : Lionel Soukaz, à Marseille