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théâtreAnniversaire de la mort de Copi : "Peut-être est-il encore plus subversif aujourd'hui"

Par Aurélien Martinez le 14/12/2022
Copi

Au sein d’une histoire théâtrale très hétérocentrée, l’œuvre du dramaturge, romancier et dessinateur Copi fait figure d’explosion hors norme. Trente-cinq ans après sa mort du sida le 14 décembre 1987, retour sur cette figure iconoclaste de la contre-culture gay française, que certains n’ont pas oubliée.

La Guerre des pédés, L'Homosexuel ou la difficulté de s'exprimer, Le Bal des folles, Les Vieilles Putes, Du côté des violés, Sale crise pour les putes… En parcourant rapidement les titres des œuvres de Copi, que ce soit ses pièces de théâtre mais aussi ses romans, ses nouvelles ou encore ses bandes dessinées, un monde interlope, provocateur, saute d’emblée aux yeux, traduisant effrontément ce qui faisait toute la force de l’univers de l’Argentin installé en France. "Dans les années 1970, peu d'auteurs parlaient de la marginalité sexuelle de manière aussi explicite et décomplexée que Copi", résume le metteur en scène Thibaud Croisy, spécialiste reconnu du dramaturge.

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Trente-cinq ans après sa mort, la société française a changé mais Copi continue toujours de passionner certains artistes. C’est le cas de Louis Arène, ancien pensionnaire de la Comédie-Française et cofondateur de la compagnie Le Munstrum Théâtre. Lorsqu’il découvre Copi au cours de ses études de théâtre il y a une quinzaine d’années, c’est un choc. "Il m’a tout de suite fait mourir de rire avec son humour qui explose les normes et les codes du théâtre classique." En le lisant, il y retrouve autant le drame façon Tchekhov que le rire à la Feydeau ou encore la tension inhérente au cinéma noir américain. "Il dynamite l’esprit de sérieux et ça m’a fait du bien à moi, jeune étudiant au très respectable conservatoire où l’on étudie beaucoup les grands textes, les grands auteurs ; où l’on apprend à dire le vers, à chercher le tragique en soi. Tout un nouveau monde s’est ouvert !"

Une dizaine d’années plus tard, il décide de mettre en scène deux Copi en un : L'Homosexuel ou la difficulté de s'exprimer, autour d’un hallucinant trio planté en Sibérie, et Les Quatre jumelles, avec deux binômes de jumelles criminelles. En résulte 40° sous zéro, aventure à cent à l’heure, véritable machine à jouer pour les interprètes, construite avec force images, dont des costumes de Christian Lacroix. Le succès tant critique que public est fulgurant dès la création en 2019, et se poursuit : le spectacle, dont la vie a été chamboulée par la pandémie, tournera de nouveau dans plusieurs villes de France la saison prochaine, remettant une nouvelle fois en avant la prose déjantée de Copi.

La vie de Copi, un tango

Né en 1939 à Buenos Aires, en Argentine, mais élevé principalement à Montevideo, en Uruguay, Raúl Damonte Botana a grandi dans une famille bourgeoise francophone et progressiste (son père était député anti-péroniste et directeur de journal). En 1962, il part s’installer à Paris, et devient artiste. D’abord dessinateur sous le nom de Copi, en collaborant notamment au Nouvel Observateur avec son fameux personnage minimaliste de "femme assise" aux propos surréalistes, absurdes. Puis avec l’écriture de romans et, surtout, de pièces de théâtre, passion qu’il tient de sa grand-mère, "auteure de comédies sinistres légères, des lesbiennes trompant leurs maris dans les années 1920-1940", racontait-il à Libération en 1983.

Texte après texte, il crée tout un monde où des frigos apparaissent au milieu des salons, où l’on mange du ragoût de boa, où l’on tue dans l’espace, où l’on parle beaucoup de sexe, donnant corps à une sorte de vaudeville éminemment contemporain. "Le théâtre de Copi parodie le vaudeville – et le subvertit – dans la mesure où il aborde des thèmes que le vaudeville bourgeois du XIXe siècle n'aurait pas osé traiter ; ou en tout cas pas avec ces mots-là", analyse Thibaud Croisy. Comme l’était celui de Feydeau ou Labiche une centaine d’années plus tôt, le théâtre de Copi est donc un régal à jouer pour les comédien·nes. "Copi s’autorise des pensées, des phrases très moches. On a l’impression d’une immense liberté. Jouer ses pièces est un vrai bonheur pour un acteur. On jongle avec l’essentiel et le superflu, la douceur et la violence, au milieu du chaos", déclarait ainsi Marina Foïs à Ouest France en 2005 lors de la tournée de La Tour de la Défense, où elle campait une mère infanticide.

Mais après plus de vingt-cinq ans d’activités, Copi meurt en 1987 à l’âge de 48 ans. "Un marginal errant entre deux mondes", titrera Le Monde pour sa nécrologie, façon de résumer l’insaisissable Copi. Au moment de sa mort, toute une équipe travaillait sur sa dernière pièce, Une visite inopportune, avec en son centre Cyrille, personnage malade du sida. Un ultime tour de piste malicieux, s’enthousiasme Louis Arène : "Alors qu’il est lui aussi en train de mourir du sida, il écrit cette comédie dans laquelle il se moque de lui-même : arriver à faire ça à cette époque-là, où les malades du sida étaient mis au banc de la société, ça me bouleverse ; c’est un geste artistique magnifique." Dans le texte, Copi fait ainsi dire à l’un des personnages : "Quelle maladie sublime ! Quelle apothéose que celle de succomber terrassé sous le poids de tant d’aventures scandaleuses ! Quelle merveilleuse fin pour un vrai artiste !"

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La Tour de La Défense, mise en scène de Marcial Di Fonzo Bo / Photo : Pascal Victor

L’homosexuel ou les facilités de s’exprimer

Avec ses écrits (nombreux), sa personnalité (il était une figure du Paris underground homosexuel) mais aussi son engagement (il a été proche du mouvement du Front homosexuel d'action révolutionnaire, et fut le compagnon de l’un de ses leaders, Guy Hocquenghem), Copi a été de ces artistes qui ont joué un rôle important dans l’histoire culturelle homosexuelle. Pour le metteur en scène franco-argentin Marcial Di Fonzo Bo, qui a monté beaucoup des pièces de son compatriote (dont La Tour de la Défense avec Marina Foïs), Copi "fut tellement libre – sa vie, son œuvre, ses combats, ses goûts – que son univers a été très parlant pour la communauté LGBT. Il a donné des ailes à beaucoup de monde." Notamment en choisissant sur qui il écrivait, en rupture là aussi avec le vaudeville bourgeois. "C’est très sombre Copi, il danse sur les cendres, il embrasse la douleur. Ses personnages, ce sont les rejetés, les laissés-pour-compte : les drogués, les trans… analyse Louis Arène. Mais il est loin du misérabilisme, il en fait des êtres cruels, flamboyants, manipulateurs… Il ne va jamais pleurer sur leur sort à une époque où l’homosexualité et la transidentité n’étaient pas ce qu’elles sont aujourd’hui."

C’est cet aspect qu’il juge "transgressif, provocateur", surtout envers ses pairs, qui a tout de suite plus à Thibaud Croisy, plongé dans le monde de Copi depuis tout jeune et qui n’en est jamais revenu. "Copi fréquentait des homosexuels, des travestis, des transsexuels – on utilisait plutôt ce terme à l'époque – et les tournait en dérision dans ses pièces ou ses dessins. En bon satiriste, il s'en moquait, et de manière assez cinglante. Quand Copi met en scène la différence sexuelle, c'est le plus souvent pour s'en moquer." Et sa pièce L'Homosexuel ou la difficulté de s'exprimer (1971), dont il vient de proposer une mise en scène, le prouve magistralement : "Dans L'Homosexuel..., fixer l'identité des personnages est impossible, et a fortiori leur identité sexuelle. Car ils naviguent entre le masculin et le féminin, entre différents âges, entre plusieurs nationalités. D'une certaine manière, l'Homosexuel du titre est impossible à identifier parce que les créatures de Copi excèdent cette catégorie. L'Homosexuel est donc indétectable, ce qui est sans doute une manière de rappeler qu'un homosexuel en soi, ça n'existe pas."

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L'Homosexuel ou la difficulté de s'exprimer, mise en scène de Thibaud Croisy / Photo : Hervé Bellamy.

À ses yeux, le théâtre de Copi est libre pour cette raison : "Il n'a rien de didactique, ce n'est pas un théâtre à thèse. Encore moins une tribune. Il n'y a pas, chez lui, de point de vue moral qui consisterait à montrer un homosexuel en tant que une victime, pour défendre ses droits, dénoncer des injustices ou tenter de les réparer." Lui compare l’œuvre de Copi à l’humour juif, et rappelle qu’en tant que dessinateur, Copi a également travaillé pour Hara-Kiri et Charlie Mensuel. À la fin des années 1970, Copi a même poussé loin le curseur de la provoc avec Libérett’, "premier personnage transsexuel de la bande dessinée", écrivait Libé lors de son intronisation dans ses pages le temps d’un été – Thibaud Croisy revient sur cet épisode "trop méconnu et qui mérite grandement que l’on s’y intéresse", avec de nombreux exemples incroyables, dans un article de l’espace blog du Monde diplomatique titré "Le temps d’un été, Copi libère Libé".

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L'Homosexuel ou la difficulté de s'exprimer, mise en scène de Thibaud Croisy / Photo : Martin Argyroglo

Le bal des folles, mais pas que

Si leurs approches de Copi peuvent différer (la mise en scène de L’Homosexuel… de Louis Arène et celle de Thibaud Croisy sont diamétralement opposées, la première fulgurante, l’autre tout en retenue), les metteurs en scène que vous avons interrogés sont tous d’accord sur un point : l’œuvre de Copi, d’une immense richesse, ne doit pas être réduite au simple folklore queer comme le fait honteusement l’ouverture de cet article, ou comme Copi lui-même pouvait le laisser penser, que ce soit sur scène (il était également un comédien flamboyant, notamment dans deux de ses solos – Le Frigo et Loretta Strong) ou en dehors – en 1982, la publicité culte pour Perrier dans laquelle, travesti en soubrette, il clame "Perrier, c’est fou", en guise de meilleur exemple. Marcial Di Fonzo Bo : "Les images que m’évoquent ses textes ne sont pas du tout des images loufoques ; images qui, pourtant, souvent, le représentent. Je crois qu’il n’y a pas une plume dans sa littérature par exemple. Alors qu’on pourrait penser le contraire."

C’est pour "sortir Copi du stéréotype auquel on l'a souvent réduit – celui d'un auteur gay qui écrit uniquement pour les gays, un histrion un peu exubérant, l'icône superficielle d'une époque", que Thibaud Croisy mène, avec la maison d’édition Christian Bourgois, un important travail sur Copi ; travail pas forcément simple. "Ce n'est pas un auteur qui a cherché à 'faire œuvre' au sens académique du terme, il ne s'est jamais identifié aux 'gens de lettres' ou aux 'hommes de théâtre'." Depuis 2021, le metteur en scène et auteur pilote un cycle de rééditions alternant, en format poche, un roman et une pièce de théâtre de Copi. Sont déjà disponibles Le Bal des folles, "le meilleur roman de Copi" selon Thibaud Croisy ("Amours pures, sexe débridé, crimes odieux : en fantasmant sa vie, Copi nous donne à lire un roman aussi drôle qu’épouvantable", annonce la quatrième de couverture) et, en théâtre, L’Homosexuel ou la difficulté de s’exprimer suivi des Quatre Jumelles, deux des grands succès de Copi.

L’an prochain, s’ajoutera le roman La Guerre des pédés, à l’histoire très Copi : "Alors qu'une guerre sans merci oppose en plein Montmartre les militants homosexuels du 18e arrondissement à un groupe de travestis sud-américains, un dessinateur humoristique parisien tombe fou amoureux d'un jeune brésilien appartenant au camp opposé" – extrait de la quatrième de couverture. "Aujourd’hui, en France, l'homosexuel n'est plus vraiment regardé comme un marginal ou un 'déviant', comme cela pouvait être le cas dans les années 1960 ou 1970, conclut Thibaud Croisy. Mais là où l’œuvre de Copi redevient d'une actualité brûlante, c'est sur la question du corps, de l'identité. Et peut-être est-il encore plus subversif aujourd'hui. Ou disons qu'il l'est autrement."

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Crédit photo : Jorge Damonte