Deux hommes se rencontrent, apprennent à s’aimer… et se font tabasser. La pièce à l’affiche du théâtre du Marais tient à la fois d’une savoureuse comédie romantique et d’un appel à la vigilance. Car si la création de Main dans la main, à Bastia, est bien antérieure à l’agression d’un couple gay sur l’île corse à l’été 2021, celle-ci en a surligné la dimension dramatique.
Les contraires s’attirent, c’est bien connu. Sur le papier, dix ans et un océan (ou plutôt une mer) séparent Paul et Manu. Le premier approche de la quarantaine, il est Corse, il a quitté son île pour la capitale et n’assume pas son homosexualité, se contentant de plans cul occasionnels sur Grindr. Le second, Parisien également d’adoption, vendeur dans un magasin de fringues, est fêtard, chien fou, et enchaîne les amants d’un soir. Ce jour-là, Manu était le "faute de mieux", le dernier recours de Paul. Avec son "pas d’asiat’, pas de black, pas de folle", Manu lui avait même semblé totalement homophobe et raciste. Un peu ridicule, aussi, avec ses "19 cm" affichés. Pourtant, contre toute attente, ces deux-là ont matché. Et commencé à s’aimer…
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Leur histoire improbable, c’est le cadet qui la raconte. Aubaine pour nous : Paul a une bonne dose d’humour, de cet humour de protection qui suscite à la fois le rire et l’émotion. Il ravive leurs souvenirs communs depuis la chambre d’hôpital où son homme, inconscient, lutte contre la douleur. Trauma crânien, côtes fracassées après que quelques débiles qui n’aimaient pas les PD les ont roués de coups sur un trottoir parisien où ils se tenaient par la main. En sept flash-back, la pièce déroule le récit de leur rencontre, de leur premier mois torride, de ce jour où Manu a proposé de sortir dîner au resto et où Paul s’est cabré, sentant que son existence prenait un virage, lui auquel le couple donnait la nausée. À les regarder vivre, on s’amuse beaucoup, car la pièce délaisse le pathos et ne se coupe jamais du registre de la comédie romantique… dans laquelle un geste familier n’est plus tout à fait banal.
Au départ, un Coup de foudre à Notting Hill gay
L’auteur, Alexandre Oppecini, 40 ans, est né à Bastia, où il dirige la compagnie Spirale. C’est là qu’il a créé le spectacle, et qu'eut lieu la première en 2018. Son intention de départ était d’écrire une sorte de Coup de foudre à Notting Hill dont Julia Roberts aurait été débarquée, laissant Hugh Grant succomber à... Richard Gere. "Beaucoup de projets culturels LGBT+ traitent des années sida, de drames, d’agressions… Moi, j’avais très envie de parler d’amour, je voulais rester sur la comédie de la rencontre et banaliser le couple homosexuel. Et puis, face à plusieurs faits divers, en lisant une enquête sur les taux de suicide, comportements à risques, je me suis aperçu qu’il y avait encore des choses qui coincent."
"Sur l'île, comme on se connaît tous, il y a cette sensation qu’il est impossible de faire les choses secrètement."
Les profils très contrastés des deux protagonistes ? Ils reflètent ses propres tiraillements. Le quadra n’a pas eu à passer, comme Manu, par un coming out douloureux – "Je n’en ai jamais vraiment fait : tout le monde savait avant moi que j’étais gay" – mais a ressenti, comme lui, le "poids de l’île" sur ses épaules. "Comme on se connaît tous, il y a cette sensation qu’il est impossible de faire les choses secrètement. Avec cette difficulté, que j’ai vraiment éprouvée au collège et au lycée, de faire grandir des choses en soi et de pouvoir les accepter avant que les autres ne vous les renvoient dans la figure." Comme son personnage, Alexandre a donc pris le large. Direction Toulouse pour ses études. "Et là, très rapidement, comme personne ne me regardait, j’ai pu me réinventer et je suis devenu un vrai Paul, avec des soirées, des rencontres, des plans cul, un sentiment de liberté."
Deux visions différentes du vécu gay
Grâce à son écriture à la fois tendre et crue, au talent de ses interprètes, Nathanaël Maïni et Fabien Ara, le Bastiais gagne assez vite le pari de faire exister un couple auquel on croit. Et deux protagonistes auxquels on s’attache ensemble, et séparément. Pour eux, sur scène, comme pour nous dans la salle, il s’agit de cheminer vers l’autre, d’accepter ses errances, ses colères, ses blocages. D’entendre pourquoi Manu n’imagine pas qu’on puisse se sentir fier d’être gay, pourquoi il lui est aussi difficile d’échapper aux codes de la société, ou pourquoi Paul ne reçoit pas comme un cadeau d’emménager dans un appartement cossu avec celui qu’il aime. Tentation de se couler dans le moule versus volonté de cultiver sa liberté et d’affirmer son identité…
"Le « pas de folle », on le voit très souvent. C’est comme la taille du pénis : faut arrêter de délirer avec ça !"
L’auteur ne se pose jamais en juge, mais distribue, néanmoins quelques coups de griffes, réglant au passage ses comptes avec le schéma type du couple hétéronormé. "Même si les choses changent un peu, on associe le bonheur et la réussite sociale à un homme et une femme qui ont au moins 2,2 enfants, histoire de renouveler les générations. Cette image nous est imposée, des contes pour la jeunesse aux pubs pour la lessive. Du coup, quand vous vous sentez incapable d’y parvenir, vous avez l’impression que votre vie est un peu vaine, d’importance inférieure." La follophobie en prend aussi pour son grade. "Sur les applis, les mecs cherchent souvent des partenaires qui ne soient pas efféminés. Ils aiment s’y présenter comme cisgenres, virils, avec une tendance à rejeter une partie de la communauté trop colorée, pas assez musclée… Le « pas de folle », on le voit très souvent. C’est comme la taille du pénis : faut arrêter de délirer avec ça !"
Le public "main dans la main" avec ce récit concernant
Si la salle se marre et s’émeut devant Main dans la main, c’est aussi parce que la comédie parvient, au-delà des ressorts particuliers de ce couple gay, à rapprocher ses interrogations de questionnements universels. Les états d’âme de Paul et Manu, leurs attentes à deux vitesses, la peur de s’aliéner dans le couple, la difficulté de s’inventer un bonheur à deux, de faire confiance quand on a si peu confiance en soi, chacun pourra s’y reconnaître.
La pièce voit souvent juste. Et l’agression de deux hommes en Haute-Corse en juillet 2021 lui a donné des accents tristement prophétiques. À l’évocation de ce déplorable épisode, Alexandre Oppecini balance entre le souci de ne pas mettre tous ses compatriotes dans le même sac – "Les faits se sont passés à Macinaggio, sur la commune de Rogliano où nous avions joué en 2019 et fait salle comble" – et le constat amer. "Il y a eu des menaces, des insultes, des coups et, après cela, une vague de haine, de débilité profonde, des Corses qui essaient de faire corps, publient des choses dégueulasses au sujet des victimes sur les réseaux sociaux… Cette situation m’a fait mal."
"Ces gens ont besoin de culture, de s’ouvrir sur le monde, de se mettre à distance de leurs émotions pour prendre l’autre en compte."
L’homophobie est-elle plus prégnante dans l’île qu’ailleurs ? "Je n’en sais rien… dit-il, soucieux de nuances. Mais la question identitaire rend la situation compliquée. Quand on veut être unis face à la majorité, on rejette peut-être un peu plus facilement les différences qui ne correspondent pas à l’image que l’on souhaite renvoyer. Les minorités dans la minorité, ça ne fait pas bon ménage." La nécessité de secouer le palmier le conforte, en tout cas, dans son métier. "Ces gens ont besoin de culture, de s’ouvrir sur le monde, de se mettre à distance de leurs émotions pour prendre l’autre en compte." Parce qu’il devrait toujours être plus simple d’avancer main dans la main. Sans que cet élan du coeur n’ait à devenir un acte de courage ou de quasi subversion.
>> Main dans la main, à voir les lundi et mardi à 19h30, jusqu’au 27 juin, au théâtre du Marais, à Paris.
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Crédit photo : compagnie Spirale