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séries"Killing Eve" : fin (frustrante) de la plus queer des séries hétéros

Par Marion Olité le 12/04/2022
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Avec son ultime épisode ajouté sur MyCanal ce 11 avril, Killing Eve met un terme avec sa saison 4 au jeu du chat et de la souris entre Eve et Villanelle. Mais à quel prix ? Retour sur une série plutôt queer… qui n'a pas su réussir sa fin.

Une tueuse à gages imprévisible et fatale. Une agente du MI5 un peu trop fascinée. Un pas de deux sensuel et tordu. Le 8 avril 2018 débarquait sur nos écrans une série britannique qui allait devenir notre nouvelle obsession de pop culture. Inspirée du roman d’espionnage intitulé Codename Villanelle de Luke Jennings, Killing Eve a rapidement conquis nos cœurs de sériephiles. Elle avait tout pour nous faire succomber : de l’action, du mystère, des dialogues mordants concoctés par la showrunneuse la plus hype du moment, Phoebe Waller-Bridge (qui vient alors de révolutionner le petit écran avec Fleabag), et un fantastique duo d’actrices – Jodie Comer irrésistible en psychopathe flamboyante face une Sandra Oh plus minimaliste mais tout aussi excellente. 

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Diffusée six mois après la déflagration #MeToo, Killing Eve était la série féministe dont on avait besoin. Violente et espiègle, elle renversait les codes d’un genre fictionnel historiquement hétérosexuel et masculino-centré, l’espionnage, pour proposer une histoire de femmes au sous-texte lesbien assumé. Mais à quel point ? Attention, spoilers…

Queering de Killing Eve

On a suivi ce jeu du chat et de la souris entre Eve et Villanelle durant quatre saisons, qui ont malheureusement fini par essouffler le concept. La faute à un scénario artificiellement alambiqué (la fameuse organisation des Twelve se révélant un "gadget" et ayant pour conséquence un gros manque d’enjeux dans les dernière saisons) et à un interminable will they/won’t they entre nos deux héroïnes. Le changement de showrunneuse à chaque saison n’a pas aidé. La créatrice, Phoebe Waller-Bridge, aux commandes de la première, avait expliqué au moment de quitter son poste : "J'ai l'impression que, d'une certaine manière, ma version de cette histoire était complète. Elle s’achevait par ce moment entre Eve et Villanelle dans le lit. Je les avais emmenées jusque-là et j'en étais satisfaite."

Depuis ses débuts, Killing Eve marche sur une ligne fine, celle de la métaphore explicite d’une relation lesbienne. Phoebe Waller-Bridge nous invite à une lecture queer de sa série. Concept universitaire américain né dans les années 80, le queering (contraction de "queer reading") consiste à interpréter une œuvre a priori hétérosexuelle à travers un prisme queer. Il permet de challenger les normes hétéronormatives et de lancer des débats précieux. Parfois, la personne qui a créé l'œuvre ne pouvait pas produire du contenu explicitement LGBTQI+ en raison de la censure et elle a volontairement placé des codes à l’attention des personnes concernées, les seules qui sauront alors les décrypter. Parfois, cela a été fait de façon inconsciente. 

Avec Killing Eve, la lecture queer est plus qu’évidente. Pour autant, la relation entre Villanelle et Eve n’est jamais consommée à l’écran. L'ardeur des sentiments et du désir entre les deux femmes se manifeste la plupart du temps à travers des scènes de violence physique. Ainsi lors de leur première rencontre, Villanelle débarque chez Eve, tente de la tuer dans son bain puis la plaque contre son frigo et la menace avec un couteau, en restant très, très près d’elle... 

"Killing Eve" : fin (frustrante) de la plus queer des séries hétéros
Crédit photo : BBC America

Au fil des saisons, la série nous a ainsi livré des scènes d’une intensité sexuelle à couper au couteau, dont cette métaphore de la pénétration dans le final de la saison 1 – Eve, censée être la plus raisonnable des deux, transperce Villanelle dans le ventre alors qu’elles partagent un moment intime, allongées sur le lit d’une chambre d’hôtel – ou ce fougueux baiser, volé encore une fois par Eve au milieu d’un violent combat dans un bus. Le final de la saison 2 illustre la dévastation d’une rupture lesbienne : face au rejet plutôt clair d’Eve, Villanelle lui tire dessus.

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Si la dernière saison, qui vient de s’achever sur Canal+ Séries, nous a encore réservé une ou deux séquences savoureuses – on pense à ces retrouvailles à travers un aquarium dans le premier épisode de la saison 4, clin d’œil à Roméo + Juliette de Baz Luhrmann, la version la plus queer du chef-d’œuvre de Shakespeare –, le manque de passage à l’acte a fini par lasser plus d’un fan.

Eve & Villanelle, un érotisme symbolique

N’aurait-il pas fallu prendre le risque de rebattre complètement les cartes en saison 3, en faisant un vrai couple d’Eve et Villanelle ? Cela aurait pu donner lieu à une nouvelle dynamique psychologique un peu plus passionnante que le simpliste "suis-moi, je te fuis, fuis-moi, je te suis". Le choix des scénaristes de ne pas montrer les deux femmes coucher ensemble serait original (un couple hétérosexuel l'aurait déjà fait depuis un moment dans une production de ce genre, cf. Mr & Mrs Smith ou les James Bond) si on ne parlait pas ici de sexualité lesbienne, encore trop rare sur nos écrans. 

Le manque global de représentation saphique joue ainsi contre Killing Eve, même si ses scénaristes n'en sont pas responsables. Au point que les critiques et les fans ont pu se demander si la série ne versait pas tout simplement dans le queerbaiting, technique narrative qui a pour but d’attirer une audience LGBTQI+ sans jamais la satisfaire : deux personnages féminins ou masculins entretiennent une relation qui possède les atours d’une romance, mais celle-ci ne sera jamais confirmée en action. 

Des séries comme Sherlock, Supernatural ou 2 Broke Girls ont par exemple été accusées de queerbaiting. En étant parfois proche de cette lecture, Killing Eve ne joue pas exactement dans la même catégorie. Sa troisième saison l’a prouvée, avec un baiser échangé par les deux personnages et deux scènes d’un romantisme échevelé dans le final de la saison 3 : une danse mémorable durant laquelle Eve et Villanelle se demandent si elles pourraient vieillir ensemble, et l’échange sur le pont, clin d’œil à toutes ces scènes de romances hétéros (pensez à Sur la route de Madison de Clint Eastwood ou aux Amants du Pont-Neuf de Leos Carax). 

"Killing Eve" : fin (frustrante) de la plus queer des séries hétéros
Crédit photo : BBC America

Après une saison 4 plutôt soporifique, sauvée par les performances impeccables de son casting, le final de la série nous offre enfin un beau baiser langoureux, dans des circonstances tout sauf conventionnelles (elles viennent d'uriner ensemble dans des buissons, ce qui entérine leur degré d'intimité). Un plan nous montre ensuite les deux femmes entrer dans un van, le reste sera laissé à l’imagination des fans.

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Mais Killing Eve a choisi jusqu’au bout de ne pas montrer de scène de sexe entre nos deux amantes maudites, et le fait savoir aux fans, à travers une séquence où elles sont obligées de partager un sac de couchage. Un dispositif narratif volontairement cliché pour faire se rapprocher deux personnages. Villanelle commence alors à caresser le dos d’Eve, qui se retourne. Elles n’ont jamais été aussi complices de toute la série. Le moment est parfait. Villanelle suggère alors  : "On vole le van et on se casse ?". Coupez : le plan suivant les suit dans leur road trip. Laura Neal, showrunneuse de la dernière saison de Killing Eve, a analysé cette séquence ainsi : "On avait envie de jouer, envie de taquiner le public et de nous challenger en tant que scénaristes, nous voulions aussi challenger ces personnages, les voir dans ce genre de situation délicate, et tester leur alchimie et combien de temps cela leur prendrait avant de se rendre, et quel est le bon moment, calme, pour les voir enfin réunies."  

Un final peu apprécié par les fans

Entre queer reading, érotisme symbolique et tentative de subversion d’une narration hétéronormative, quel héritage nous laisse finalement Killing Eve ? D’un côté, la série a créé des personnages marquants, déjà entrés au panthéon de la pop culture. Preuve en est la ferveur des fans et la vigueur des fanfictions et fanarts autour de l’univers. La délicieusement over the top Villanelle est devenue une icône queer. Ses histoires avec d’autres personnages féminins (la dernière en date étant avec Gunn, en saison 4, une sorte de double qu’elle ne supportera qu’un épisode), son obsession pour Eve, sa fabuleuse garde-robe qui joue avec les codes féminins et masculins, son attitude tantôt badass tantôt enfantine, ses improbables multiples talents (combien d’accents peut-elle reproduire ?) en ont fait une sensation. 

"Killing Eve" : fin (frustrante) de la plus queer des séries hétéros
Crédit photo : BBC America

Difficile de mettre une étiquette sur son orientation sexuelle, dans le sens où elle ne se définit pas et qu'on la voit coucher avec un homme mais avoir beaucoup plus d’histoires lesbiennes. Villannelle sublime pour autant un vieux trope de pop culture, celui de la "lesbienne psychopathe", psychologiquement instable et capable de tout par amour – dans la lignée de Crazy Eyes dans Orange Is the New Black ou encore Mrs. Danver dans Rebecca de Hitchcock.

En contraste, Eve apparaît davantage comme une protagoniste hétérosexuelle, qui découvre une nouvelle facette d’elle-même. La folle rencontre avec Villanelle l’oblige à regarder en face son refoulement homosexuel et à se reconnecter à ses émotions. Mais que tire Villanelle de cette relation ? La série célèbre sa singularité, mais le personnage tombe parfois dans la caricature au point de devenir une blague facile. Elle est régulièrement utilisée comme ressort comique, on la voit même en tenue de clown en saison 3. CQFD.

Et surtout, ce qui l’attend au bout du chemin, c’est la mort. En effet, Laura Neal a choisi de faire mentir le titre de la série, Killing Eve : dans la scène finale, Villanelle meurt et se noie au fond de l’océan, tandis qu’Eve renaît symboliquement en surgissant hors de l’eau. La série achève cette romance tragique en choisissant de se concentrer sur les différences entre les deux personnages : l’une est "pardonnable", l’autre non. L’une a le droit de vivre, l’autre non. Le choix de tuer la protagoniste la plus ouvertement lesbienne évoque immanquablement un dernier cliché qui nuit à la représentation LGBTQI+ sur les écrans : "bury your gays". Il consiste à sacrifier les personnages LGBTQI+ de façon hasardeuse, qui plus est uniquement pour choquer le public (comme Lexa dans The 100 ou Denise dans The Walking Dead).

Ici, les scénaristes refusent à la fois un happy end et une issue romantico-tragique over the top à la Roméo et Juliette (œuvre pourtant référencée cette saison) qui aurait pu voir les deux amantes mourir ensemble. Une fin, différente du roman (où elles ont des relations sexuelles et finissent ensemble), qui a énervé beaucoup de fans sur les réseaux sociaux.

"Killing Eve" : fin (frustrante) de la plus queer des séries hétéros
Crédit photo : BBC America

En quatre saisons, Killing Eve a joué avec la représentation LGBTQI+ de manière plus ou moins inspirée, ouvrant d’excitantes possibilités. Mais au fil des saisons, elle a tenté de reproduire un peu trop facilement la magie des débuts, se refusant à une réelle subversion. Est-ce pour continuer à plaire à un public large ou par manque de personnes concernées dans la writers' room ? En dépit de débuts prometteurs, elle n’a pas osé détruire radicalement des tropes hérités d’imaginaires hétéronormatifs.

Son épisode final le prouve : il réunit Eve et Villanelle pendant une moitié d’épisode, qui nous donne un tout petit aperçu de ce que cette relation aurait pu être, avant de nous les retirer cruellement. Si l’on a adoré suivre les aventures sanglantes et sensuelles d’un couple cofidié lesbien et mixte, Killing Eve nous laissera pour toujours un goût d’inachevé.

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Crédit photo : BBC America