Les coups de butoir répétés du gouvernement de Viktor Orbàn contre les droits LGBTQI+ ont fini par faire réagir l'Union européenne, qui a compris que l'homophobie d'État servait un projet plus grand de bataille culturelle contre les valeurs libérales de l'Ouest, au prétexte de protéger les valeurs traditionnelles et familiales. La Hongrie est devenue un théâtre du bras de fer avec le lobby réactionnaire international.
“Il n’y a aucun doute sur le fait qu’il y a violation et que la Cour de justice européenne va condamner le pays.” Maîtresse de conférences en droit public à l’Université de Rouen et spécialisée en droits humains européens, Carole Nivard se montre confiante quant à l'issue de la bataille engagée par la Commission européenne contre la législation LGBTphobe adoptée par la Hongrie de Viktor Orbàn devant la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) : “Pour la première fois, la Commission invoque la violation de l’article 2 du Traité sur l’UE. Celui-ci contient les valeurs de l’UE, censées être partagées par l’ensemble des États membres. Pour les juristes, c’est excitant car symboliquement, c’est très fort, cela vient questionner la place même de la Hongrie au sein de l’Union européenne”.
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La loi en question, portée en 2021 par le Fidesz, parti majoritaire du président hongrois Viktor Orbán, interdit auprès des mineur·es les contenus parlant d’homosexualité ou de transidentité. Elle a provoqué une levée de boucliers sur la scène européenne, et le recours de la Commission Européenne auprès de la Cour de justice de l’UE (CJUE), aujourd'hui ouvertement soutenu par plusieurs États membres – Belgique, Luxembourg, Pays-Bas, Portugal, Irlande, Autriche, Danemark, Malte, Espagne et Suède – ainsi que par le Parlement européen. C'est qu'il s'agit d'une réelle bataille culturelle autour des valeurs de l'Union.
La croisade de Viktor Orbàn
Les pressions exercées sur la communauté LGBT+ de Hongrie ne cessent en effet de s’amplifier depuis plusieurs années. En 2020, le Parlement hongrois vote la non-reconnaissance des personnes trans, interdisant le changement de mention de sexe à l’état civil. La même année, il retire les cursus sur les études de genre de sa liste de diplômes accrédités, mettant fin à toute possibilité de financements publics. Il inscrit ensuite dans la Constitution l’interdiction de l’adoption par les couples homos, avant en 2021 d'adopter la loi LGBTphobe qui a réveillé l'Europe. Un matraquage législatif qui permet au Premier ministre, Viktor Orbàn, d'agiter pour ses besoins politiques la menace d'un effondrement civilisationnel face à l'Ouest. “La vraie cible d’Orbán, ce sont ses adversaires politiques libéraux et l’Union européenne, qui appelleraient à démanteler les structures familiales traditionnelles. Cela permet de poser la Hongrie comme le bastion de la chrétienté”, analyse Corentin Léotard, rédacteur en chef du Courrier d’Europe centrale.
"Ce qui compte, c’est l’homogénéité. Tout ce qui s’en éloigne est considéré comme un danger pour le peuple.”
Une analyse que partage Frédéric Zalewski, maître de conférences en sciences politiques à Paris-Nanterre et membre de l’Institut des sciences sociales du politique au CNRS : “L’identité nationale est un élément classique du répertoire des guerres culturelles. Il s'agit de rendre équivalents marxisme, écologie, féminisme, cause LGBT+... C'est particulièrement rentable sur le plan politique, car c'est une notion élastique : derrière, on peut mettre ce qu'on veut et faire bouger la focale comme on le souhaite au gré des exigences du moment”. Une façon de réactualiser le mythe du “péril rouge” à l’aune d’un libéralisme jugé corrupteur.
Cette stratégie s’inscrit sur le temps long. C’est après un échec électoral en 2002 que le leader populiste commence à dessiner les contours de sa “démocratie illibérale”, retrace Sylvain Kahn, historien-géographe spécialiste de l’Union Européenne et professeur au Centre d’Histoire de Sciences-Po : “Il n’y a pas de considération pour les minorités car le peuple, c’est la majorité. Le fait qu’Orbán s’en prenne à la liberté des minorités sexuelles et de genre, c’est un symptôme typique. La diversité, dans tous les registres, doit passer sous le rameau du paradigme dominant. Ce qui compte, c’est l’homogénéité. Tout ce qui s’en éloigne est considéré comme un danger pour le peuple”.
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La Hongrie entre la Russie et l'UE
Malgré les réélections en série de Viktor Orbán, qui a encore raflé en mai 2022 un quatrième mandat consécutif, la société civile hongroise ne suit pas forcément. “En matière d’opinion publique, il y a une grande différence entre Budapest, qui est la seule grande ville, et le reste du pays”, précise Corentin Léotard. Cet écartèlement est à l’image de la position du pays sur l’échiquier européen : “Si la Hongrie n’était pas dans l’UE, il est probable qu’elle connaîtrait une évolution qui la ferait davantage ressembler à des pays comme la Russie. Il y a un paradoxe entre une régression réactionnaire et des cordes de rappel, au vu de son adhésion au bloc de constitutionnalité européen”, développe Sylvain Kahn.
L’action en justice de la Commission européenne a donc pour but de rappeler la Hongrie à l’ordre. Et l'institution a pensé minutieusement sa stratégie afin de s’assurer d’une condamnation. Elle n’a pas utilisé la voie politique, car il lui aurait fallu obtenir les votes de 4/5e des États membres pour reconnaître le risque de violation des droits humains, ainsi qu'un vote à l’unanimité pour obtenir des sanctions. Un combat perdu d’avance, ce qui a fait privilégier la voie juridictionnelle et l’argumentaire commercial, l’Union européenne n’étant “pas compétente sur la question des droits fondamentaux”, comme l’explique Carole Nivard : “La requête invoque que les lois anti-LGBT hongroises violent plusieurs directives et règlements européens : sur les services et médias audiovisuels, sur le commerce électronique, sur la libre prestation de services, ainsi que le RGPD. La loi violerait ces textes parce qu’elle interdit l’accès aux mineurs – et donc à une partie des consommateurs – aux informations. Elle contraindrait par ailleurs les fournisseurs et les professionnels sur le contenu diffusé, et ne protège pas les données privées”. Tour de passe-passe stratégique : la requête précise à chaque étape que cette violation du droit commercial s’accompagne d’une violation de la charte des droits fondamentaux de l’UE.
Bras de fer droit devant
Mais le cas échéant, les sanctions seront-elles vraiment dissuasives ? Patience, souligne Carole Nivard. “Lorsque la Hongrie sera condamnée pour manquement, le premier arrêt ne prévoira pas de sanction. Elle devra retirer sa loi, et seulement si elle ne le fait pas, la Cour peut être saisie de nouveau afin de prononcer des sanctions pécuniaires”, indique la juriste. Issue incertaine face à un gouvernement qui assume de plus en plus l’affrontement avec l’UE.
La Hongrie fait d'ailleurs déjà l'objet de suspensions de versements d’aides européennes. “Ça ne concerne pas directement les lois hongroises mais le problème d’indépendance de la justice dans le pays : un règlement a été adopté en 2020 pour savoir comment punir les membres qui ne respectent pas l’État de droit, et il a été décidé de conditionner le versement des aides européennes au respect des valeurs de l’UE. La Hongrie s’est fait suspendre 6,3 milliards d’euros, et potentiellement 30 milliards d’ici 2027 si elle n’améliore pas sa situation”, détaille Carole Nivard. Une asphyxie progressive visant à pousser le gouvernement Orbán à retirer sa loi, ou au moins à reculer sur d’autres sujets moins symboliques dans la guerre culturelle qu’il mène.
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Au regard de ces jeux d’équilibristes, deux voies s’ouvrent pour la communauté LGBT+ hongroise : attendre ou partir. “Il faut espérer un changement de majorité et la défaite du Fidesz aux prochaines élections”, selon Sylvain Kahn, tandis que Corentin Léotard s'inquiète : “Après la loi de 2020 qui interdisait le changement d’identité à l’état civil, les personnes trans ont vu leur horizon se refermer brutalement. Pour beaucoup, le seul salut se trouve dans l’exil. Ils partent faire leurs études à l’étranger pour éviter la paralysie”. Pour autant, ce dernier refuse de dessiner un futur sans espoir : “Malgré la stigmatisation, la Hongrie reste une société qui va vers une plus grande reconnaissance des personnes LGBT+. Il y a de plus en plus de jeunes LGBT+ qui sont acceptés par leur famille, ce qui n’aurait peut-être pas été le cas il y a dix ans”. Comme souvent, la société avance plus vite que ses dirigeants.
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