Abo

politiqueAdos et sexualité : l'inquiétante censure par Gérald Darmanin d'un livre érotico-porno

Par Nicolas Scheffer le 27/07/2023
Gérald Darmanin, ministre de l'Intérieur

Bien trop petit, un livre pour adolescents qui aborde explicitement la sexualité, a été interdit aux moins de 18 ans par le ministre de l'Intérieur au motif qu'il représenterait "un danger pour les mineurs". Auprès de têtu·, l'écrivain Nicolas Mathieu ainsi que deux anciens ministres de la Culture, Aurélie Filippetti et Jean-Jacques Aillagon, regrettent cette censure et que l'on ferme les yeux sur la sexualité des ados.

De nombreux garçons ont vécu la même histoire que Grégoire. Dans les vestiaires de la piscine, se comparant à ses camarades de classe, cet adolescent de 15 ans trouve que son pénis est "bien trop petit", ce qui donne le titre de Bien trop petit, livre de Manu Causse destiné aux ados de plus de 15 ans. Se réfugiant dans une correspondance de courriels avec une fille, Greg écrit des lignes érotico-pornographiques dans lesquelles il explore les désirs de deux personnages, Max Egrogire et Chloé Rembrand. Ce faisant, il prend conscience de la différence entre un fantasme et la réalité, et finit par accepter son corps.

À lire aussi : "Barbie" le film, ou comment lutter contre le patriarcat en préservant Hétéroland

En librairies depuis septembre 2022, ce roman d'apprentissage comporte en quatrième de couverture cet avertissement : "Certaines scènes explicites peuvent heurter la sensibilité des plus jeunes. Ou pas." En vertu d'une loi sur les publications destinées à la jeunesse datant de 1949, une plainte a néanmoins été déposée par un parent auprès de la Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l’enfance et à l’adolescence (CSCPJ), qui a signalé l'ouvrage au ministre de l'Intérieur. Le 17 juillet, celui-ci a signé un arrêté pour interdire la vente du livre aux moins de 18 ans. Le ministre Gérald Darmanin y juge que la "description complaisante de nombreuses scènes de sexe très explicites" représente "un danger pour les mineurs". Une décision rare, qui a provoqué dans le monde de la culture la dénonciation d'une censure réactionnaire.

Ados et sexualité

"Le livre n'a pas vocation à n'être qu'un support masturbatoire, précise d'emblée à têtu· l'auteur et par ailleurs professeur de français, Manu Causse. La littérature jeunesse a toujours la volonté de s'adresser à ce public pour le préparer à découvrir le monde autour de lui. J'ai essayé de trouver des paroles pour l'ado que j'ai pu être." Son personnage, puceau, ne connaît ainsi pas grand-chose de la sexualité. Déjouant le contrôle parental que ses parents ont instauré sur internet, c'est en lisant des récits pornographiques sur des forums qu'il se rend compte qu'il aime aussi bien en écrire. Est-ce bien ? Est-ce mal ? Que penser de ses fantasmes qui lui donnent envie de vider la boîte de mouchoirs ? Est-ce qu'il peut blesser quelqu'un avec des fantasmes ? Autant de questions qu'il aborde avec sa correspondante. "Plus qu'un roman pornographique, il s'agit d'un roman qui parle de la pornographie", reprend l'auteur.

C'est d'ailleurs le sens de la collection "L'Ardeur" qui publie le livre, créée en 2019 au sein de la maison d'édition Thierry Magnier, elle-même affilée à Actes Sud. "Nous cherchons à créer un espace où les auteurs peuvent parler librement de corps et de sexualité avec des personnages adolescents. Contrairement à la 'dark romance' [genre érotique où l'héroïne se fait malmener, souvent sexuellement, par le héros] avec des livres comme Cinquante nuances de gris, particulièrement lus par des adolescents, nous avons vocation à donner une vision positive des questions de genre, de consentement ou relatives au corps des adolescents", explique Charline Vandeerporte, qui édite cette collection et admet volontiers que "toute littérature est politique".

Nicolas Mathieu, "quand j'avais 15 ans…"

Alors, à 15 ans, sommes-nous trop innocents pour lire des récits crus sur la sexualité ? L'écrivain Nicolas Mathieu, prix Goncourt 2018, croit au contraire à la possibilité pour les ados d'aborder le sujet. "Il faut prendre conscience que ce livre est destiné aux 15 ans et plus et, à cet âge-là, on a tous lu des bouquins érotiques, des livres porno. On peut aller dans la bibliothèque de son père, de sa mère, aller fouiner dans les enfers des bibliothèques municipales… Mais c'est bien aussi qu'il y ait des auteurs qui le fassent à destination des adolescents", développe auprès de têtu· l'auteur, qui a réagi à l'affaire sur son compte Instagram et lancé le hashtag #WhenIWas15 pour appeler les adultes à parler de leurs lectures adolescentes.

"Les histoires nous permettent d'exister."

Pour sa part, Nicolas Mathieu évoque l'été 93 quand, ado, il s'ennuie ferme chez son oncle et sa tante. "Je me tripotais en feuilletant VSD et lisais comme un tordu tout ce qui me tombait sous la main, écrit-il. Le pire fut cette nuit où je découvris dans les tréfonds de la bibliothèque mal famée qui meublait ma chambre un petit livre énigmatique et peu recommandable qui s'intitulait Trois filles de leur mère. Je n'en fais pas la publicité, ce machin-là qu'on doit à Pierre Louys, contrevenant à la plupart des lois humaines. Merveilleusement écrit, débauché au-delà du réel, savant autant qu'épouvantable, il me tint éveillé toute la nuit. Dans la chambre voisine, mes parents dormaient, les innocents. Et moi je me tuais à la tâche sur ces pages illimitées."

Autre témoignage, venu d'un internaute anonyme : "J’ai 15 ans et je suis un jeune homo de province dans un milieu typique de la petite bourgeoisie. Ce sont les années 90. Je suis seul à crever. (...) Et je découvre, par hasard, Les chroniques de San Francisco de Maupin. Et ça change ma vie. Des mecs s’y embrassent, dansent sur des tables en slip, des mecs baisent, s’aiment et sont heureux. Si je n’avais pas tenu ces livres entre mes mains il y 27 ans, je me serais tout simplement foutu en l’air. Les histoires nous permettent d'exister."

Aurélie Filippetti, Jean-Jacques Aillagon

Aurélie Filippetti, ministre de la Culture sous François Hollande et aujourd'hui directrice des Affaires culturelles de la ville de Paris, abonde auprès de têtu· : "À 15 ans les jeunes, qui sont lycéens, ont la maturité intellectuelle suffisante pour ces textes. La littérature est beaucoup moins violente que l'image, elle passe par la réflexion, par l'imaginaire. Je préfère que le jeune aille chercher ses émotions sensuelles par la littérature que par des images pornographiques issues de certaines productions peu fréquentables", fait-elle remarquer. Pour elle, le ministre de l'Intérieur abuse dans cette affaire de son pouvoir de censure pour "donner des gages à une frange réactionnaire. Loin de s'y opposer, le gouvernement appuie cet intégrisme", regrette-t-elle.

"La sexualité des adolescents est un sujet tabou que l'on souhaite réprimer."

Jean-Jacques Aillagon, ministre de la Culture sous Jacques Chirac

La réaction des services de Gérald Darmanin interroge jusque dans les rangs de la droite. "Je trouve problématique qu'en 2023, nous confiions aux ministères de la Justice et de l'Intérieur le soin de contrôler la littérature jeunesse, relève auprès de têtu· Jean-Jacques Aillagon, ministre de la Culture sous Jacques Chirac. Sur Twitter, il a rappelé avoir convaincu en 2002 Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'Intérieur, de ne pas retirer de la vente le livre Rose Bonbon, chez Gallimard, qui n'était pas destiné aux adolescents mais avait provoqué des appels à la censure en raison de son sujet, la pédophilie. Sur la loi de 1949 qui permet au gouvernement d'intervenir, l'ex-ministre rappelle : "Lorsque cette loi a été votée, Jules Moch était ministre de l'Intérieur, c'était un autre monde, d'autres mœurs et il n'y avait pas de ministère de la Culture". Dénonçant un retour en grâce de la pudibonderie, il développe : "La sexualité des adolescents est un sujet tabou que l'on souhaite réprimer. Une sorte de mythologie prétend expulser la fonction sexuelle de l'enfance, alors que les psychologues et psychanalystes mettent en évidence qu'elle est très précoce." De fait, qui peut prétendre avoir attendu ses 18 ans pour explorer le sujet ?

À lire aussi : Porno : le retour des censeurs

À lire aussi : Humiliation, domination… Gengoroh Tagame, le manga gay sans tabou

Crédit photo : Geoffroy VAN DER HASSELT / AFP