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livreLa science-fiction, machine à repenser le sida

Par Max H. Goutard le 30/11/2023
science-fiction

[Article à lire dans le dossier spécial SF du têtu· de l'automne, ou sur abonnement] Inspirés par l’épidémie de VIH/sida, des auteurs de science-fiction ont tenté d’imaginer comment nos sociétés évoluaient avec l’arrivée du virus.

Un bon roman de science-fiction ne nous emmène pas forcément dans un futur très très lointain avec plein de vaisseaux spatiaux. Un bon roman de science-fiction, c’est un livre qui nous force à regarder nos présents et – à la rigueur – leurs conséquences probables. Oui, derrière les combats de sabres laser, Star Wars est une longue fresque sur le fascisme, par exemple, et l’on ne compte plus les œuvres qui nous avertissent sur le changement climatique ou interrogent les passions transhumanistes.

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En s’emparant de l’épidémie de VIH/sida, les auteurs de science-fiction ont procédé de la même façon : le récit plaisant, enchanteur, qui nous détache d’une réalité morose en nous faisant voyager, permet surtout de mieux envisager les paradigmes contemporains. Sous couvert d’anticipation, Tiny Tango, écrit en1989 par l’Américaine Judith Moffett, disponible dans la collection Dyschroniques aux éditions Le Passager clandestin, nous plonge ainsi dans les mémoires qu’une femme séropositive depuis 1985 livre dans les années 2010. La technologie a évolué, les extraterrestres sont (enfin) arrivés, le vaccin est largement diffusé, le sida n’existe pour ainsi dire plus.

Allégorie de la résilience

Plutôt que de nous montrer l’évolution d’une société débarrassée du virus, l’autrice nous décrit la solitude des survivants, leur choix de l’abstinence, leur retrait social et professionnel : personne ne doit savoir. Elle a su saisir les particularités de cette épidémie, même à leurs balbutiements : la haine sérophobe, les malades pour la première fois collectivement acteurs de leurs parcours de soin, mais surtout l’importance des communautés de personnes infectées pour survivre et peut-être vivre. Sa description des conséquences de l’arrivée d’un vaccin nous tend, avec trente ans d’avance, le miroir de nos comportements depuis la disponibilité de la PrEP et des traitements qui empêchent la transmission : la jeune génération est débarrassée de la peur, les personnes vivant avec le VIH la conservent malgré tout, quand celles en phase sida sont juste oubliées. L’autrice a construit son roman, le premier texte de science-fiction écrit sur l’épidémie, autour des recherches botaniques de son héroïne, sa sélection des melons formant une allégorie de la résilience des personnes atteintes du VIH autant qu’un avertissement écologiste.

Car les romans d’anticipation ont ce talent féroce d’acquérir en vieillissant un rôle de Cassandre. Là où Tiny Tango nous emmène vingt ans dans le futur (antérieur), Rivage des intouchables, écrit en 1990 par Francis Berthelot (disponible chez FolioSF), fait le chemin inverse, préférant nous conter ce que l’on a perdu avec l’arrivée du virus, tout ce monde gay détruit par l’épidémie, en enrobant l’histoire dans un imaginaire futuriste et fantastique. Sur la planète Erda-Rann, les humains se sont développés en deux espèces différentes et opposées : les Yrvènes, des êtres mouvants aux corps pigmentés, vivent dans la mer, les Gurdes, rigides et couverts d’écailles, dans le désert de sable. Une loi tant morale que judiciaire interdit tout contact physique entre les deux, mais une jeune génération de "transvers" est bien décidée à changer le monde et à vivre enfin libre de toucher l’autre. Avec une justesse émouvante, Francis Berthelot écrit une longue fable sur l’enfance et le fait de grandir gay.

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On suit l’un des personnages principaux seul, isolé, conscient de sa différence, presque défiant, jusqu’à ce qu’il rencontre enfin un semblable et se lie d’amitié avec d’autres outsiders. Et l’auteur nous emmène dans les années 1960-1970, dans la jeunesse des baby-boomers et leurs luttes, comme cette émeute lors d’une descente de police dans un bar, qui rappelle facilement celles de Stonewall, ou cette description de la ville côtière d’Arangwad, cette "cité des libertés brûlante", "capitale des passions et des débauches" qui rappelle le phare qu’a pu représenter San Francisco à cette époque. On retrouve aussi les conflits entre une jeune génération de transvers avides de fêtes, de sexe et de visibilité, représentée par une galerie de personnages flamboyants et libérés, et la précédente, craintive et perplexe face aux changements et aux excès.

La "gale transverse", ce nouveau "cancer gay"

Mais l’épidémie sonne la fin de la fête. À la sidération lors des premiers morts succèdent la peur, le repli et la passivité. Les bien-portants se gardent de tout contact avec les infectés ; on s’éloigne, on ne se touche plus, l’autre redevient un danger. Les réacs, que l’on croyait naïvement disparus, imposent l’ordre et la morale, et l’internement des malades. La "gale transverse" rappelle douloureusement le "cancer gay" : "– Ces excités n’auraient qu’à se modérer un peu, et tout rentrerait dans l’ordre. Mais ils n’ont aucune mesure ! – Vous n’y êtes pas ! Il suffit de toucher un individu contaminé. Un seul, vous m’entendez bien ? Et hop, en route pour l’hôpital !" raconte la foule. Puisqu’il écrit de la science-fiction, Francis Berthelot peut laisser son esprit voguer : il n’est pas nécessaire de coller à la réalité pour en décrire l’atmosphère. Alors la maladie prend une forme instable, proche de la punition divine ou psychosomatique. Et à la fable sur l’épidémie de sida se lie ainsi une réflexion délicate sur l’homophobie intériorisée.

La progression de la maladie et les sentiments tant des mourants que des survivants sont décrits avec toute la tendresse et la poésie possibles ; les images sont touchantes, les personnages justes, les sentiments authentiques. S’il n’y avait des scènes orgiaques (certes tout à fait réjouissantes), Rivages des intouchables pourrait être un conte à lire à nos enfants le soir, pour leur transmettre nos vécus, nos cicatrices, notre histoire.

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