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buzzEnvisager "la possibilité saphique" de Swift, un crime de lèse-Taylor ?

Par Tessa Lanney le 12/01/2024
La possible queerness de Taylor Swift fait l'objet d'un article dans le "New York Times"

Le New York Times s'est attiré une volée de bois vert internationale après avoir publié un billet dans lequel une journaliste explore l'idée que Taylor Swift appartienne à la communauté queer mais qu'elle ait choisi de s'en ouvrir autrement que par un coming out. Avec cette question : sommes-nous à jamais coincé·es dans une société où les personnes LGBT+ doivent s'avouer publiquement ?

Notre chère Taylor Swift aurait-elle saupoudré dans son œuvre, sous notre nez, un coming out ? C'est l'hypothèse qu'examine un long billet publié le 4 janvier par le New York Times, intitulé "Regardez ce qu’on a poussé Taylor Swift à faire" ("Look What We Made Taylor Swift Do"). La journaliste Anna Marks y échafaude une théorie selon laquelle l'actuelle reine de la pop mondiale ferait partie de la commu, mais aurait choisi de ne pas en faire état sous les formes habituelles, explorant ce que cela impliquerait… À la lecture du papier, l'équipe de la chanteuse en a craché son café, jugeant que le journal était allé trop loin en spéculant sur la sexualité de l'artiste. "Il ne semble y avoir aucune frontière pour certains journalistes lorsqu'ils écrivent sur Taylor, même si cela est envahissant, faux et inapproprié – le tout sous le voile protecteur d'un 'article d'opinion'", cingle auprès de CNN Business une personne de son entourage sous le couvert de l'anonymat. Une réaction étonnamment vive, alors que Taylor Swift est régulièrement l'objet de théories bien plus infamantes que celle de son identité queer, laquelle d'ailleurs existe déjà depuis longtemps chez les fans ; elle a même un nom, le "gaylorisme". Mais la polémique était lancée, s'étendant comme une traînée de poudre dans la presse mondiale. Alors, le NYT s'est-il rendu coupable de lèse-TayTay ?

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À la lecture de la mini-dissertation, pourtant, on ne trouve ni critique, ni reproche, ni délation fallacieuse. Le ton d'Anna Marks n'est pas inquisiteur. Elle collecte simplement des indices dans les déclarations de la star, interprète ses chansons, en exhume des sous-textes. À aucun moment la possible queerness de Taylor Swift n'est assénée comme une vérité, loin d'un outing. La journaliste, qui parle manifestement d'un point de vue queer, se montre d'ailleurs consciente que le fait de discuter du sujet sans que l'artiste en question ait elle-même déclaré une identité queer puisse être pris pour "des ragots", sonner comme un procès en "queerbaiting" (souvent fait à Harry Styles), voire être assimilé à un "outing" de presse people. Elle rappelle également que la star a plutôt revendiqué un statut d'alliée en déclarant dans une interview pour Vogue : "Je n'ai réalisé que récemment que je pouvais soutenir une communauté dont je ne fais pas partie." Tout en soulignant que quelqu'un dans le placard pourrait dire la même chose : "Dans une société où règne l'hétérosexualité compulsive, arrêter de mentir, c'est risquer de tout perdre." Alors, à quoi joue Anna Marks ?

Taylor Swift libérée

L'éditorialiste fait un saut dans le temps, remontant aux débuts de la chanteuse, en 2006, dans le milieu de la country dont elle rappelle que l'homosexualité y est alors un gros tabou. Pour preuve, l'exemple de la chanteuse Chely Wright, qui a longtemps caché son amour pour les femmes. L'autrice fait un lien entre ce secteur de l'industrie peu propice à l'épanouissement queer et les propos tenus récemment par Taylor Swift dans une interview au Time. La chanteuse y explique que jusqu'à la sortie en 2019 de son album Lover, son précédent label – basé dans sa ville natale de Nashville – limitait grandement sa créativité. C'est donc cet album qu'Anna Marks prend comme point de départ d'une réelle liberté artistique pour Taylor. Elle décortique méticuleusement l'esthétique alors choisie par l'artiste, composée de papillons dont les couleurs rappellent le drapeau bi, mais aussi d'arcs-en-ciel qu'on retrouve jusque dans ses tenues. Textes, soutiens publics à la communauté, tout est passé au crible. Une pratique, rappelle l'éditorialiste, validée par l'artiste elle-même, qui encourage ses fans à lire entre les lignes pour repérer les messages codés qu'elle dissémine comme des "Easter eggs" (œufs de Pâques).

"Postulat que les stars sont cis et hétéros"

Passé ce travail d'archives, le billet relève : "La culture américaine part du postulat que les stars sont cis et hétéros jusqu'à ce qu'elles se confessent d'elles-mêmes. Ainsi, lorsque l'on pense au coming out d'une célébrité, on imagine une annonce à la Ellen [DeGeneres] qui viendrait effacer le passé du concerné tel un phœnix dont l'embrasement donnerait naissance à une nouvelle image publique." Or, l'éditorialiste soutient que dans une société idéale, il ne serait pas nécessaire de déployer autant d'efforts et que porter, par exemple, un bracelet "PROUD" ou brandir les couleurs LGBTQI+, pourrait suffire à se placer hors du spectre hétérosexuel. Le sujet d'Anna Marks n'est pas de démontrer l'identité sexuelle de Taylor Swift mais de s'interroger sur la capacité de notre société à entendre et à accepter un coming out qui ne serait pas un aveu public mais implicite. Elle lance cette interrogation : "Et si quelqu'un avait déjà essayé, au moins une fois, de changer cette culture en devenant une telle héroïne ? Et si, parce que notre culture n'avait pas encore dépassé l'homophobie, elle n'était pas prête pour cette héroïne ? Et si le nom de cette héroïne était Taylor Alison Swift ?" Des questions dans l'air du temps : de plus en plus, les nouvelles générations expriment leur volonté de se détacher des étiquettes pour vivre leur identité et leur sexualité librement, sans avoir à en faire étalage dans de longs discours. Seulement, dans une société où la présomption d'hétérosexualité est de mise, cet idéal est-il déjà atteint, et est-il seulement possible ?

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De fait, relève Anna Marks, le public ne se prive pas d'intrusions dans la vie privée de Taylor Swift, bien au contraire. À chaque nouvelle chanson d'amour sortie par la chanteuse, fans et médias rivalisent de déductions sur l'identité de la personne qui l'a inspirée – toujours un homme – en s'appuyant sur sa dernière conquête connue. C'est bien simple, résume la journaliste : "Soit elle tombe amoureuse d'un homme, soit elle cherche à se venger." En revanche, la société se montre incapable ne serait-ce que d'envisager "la possibilité saphique de son travail", qui se retrouve immanquablement "ignorée, censurée ou perdue dans le temps". Or, "qu'elle en soit consciente ou non, Mme Swift signale aux personnes queers – dans le langage que nous utilisons pour communiquer entre nous  – qu'elle a une certaine affinité pour l'identité queer." Mais à quoi bon, si nous sommes incapables de l'entendre ? "Chaque fois qu'un·e artiste envoie des signaux de queerness et que ce message tombe dans l'oreille d'un sourd, ce signal meurt." Au contraire, signale l'autrice, "reconnaître la possibilité de l'appartenance queer – tout en étant conscient de la différence entre possibilité et certitude – maintient ce signal en vie." Pour elle, il s'agit de dire à son idole : "Je te vois." Et de conclure en ouvrant à la réflexion : "Toute personne homosexuelle qui s'oppose à l'idée que nous devons faire notre coming out devrait se poser une question simple : que nous devons-nous les uns aux autres ?"

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Crédit photo : Gilbert Flores / Golden Globes via AFP