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cultureGays ou lesbiennes, pourquoi nos histoires d'amour finissent si mal à l'écran

Par Athina Gendry le 04/05/2022
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Si la série Heartstopper marque autant les cœurs, c'est aussi parce que d'habitude, la majorité des films et séries queers grand public mettent en scène les souffrances et empêchements, voire la mort, de leurs personnages LGBTQ+. Histoire et raisons du sad ending dans la culture gay.

Un grand nombre de nos classiques romantiques queers se situent dans une époque révolue, qu’elle soit encore proche ou déjà lointaine. On pense à Brokeback Mountain, Boys Don’t Cry, Portrait de la jeune fille en feu, Call Me By Your Name ou encore La Belle Saison. Parce qu’ils se déroulent dans un cadre hostile aux amours LGBTQ+, ces films traitent naturellement de l’empêchement et s’achèvent sur un final programmé : la séparation tragique. Aujourd’hui enfin, le cinéma gay offre de plus en plus, sur grand écran ou en streaming, de représentations contemporaines portant une note d’espoir (Love Simon, Heartstopper). Retour sur le phénomène des sad endings dans le cinéma queer.

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"Bury your gays"

Transparente, l’expression "bury your gays" ("enterrez vos gays") renvoie au réflexe scénaristique consistant à tuer systématiquement les personnages LGBTQ+ d’une fiction. Plus largement, elle désigne l’association récurrente entre homosexualité et tragédie qui, depuis les débuts du cinéma mainstream, suit le schéma narratif suivant : quand histoire d’amour queer il y a, les amant·es auront comme issue, au choix : la mort, l’exil ou le retour à la vie hétérosexuelle. 

Une des origines de ce trope est le fameux code Hays : un texte de régulation des productions hollywoodiennes qui, de 1934 à 1966, interdisait – entre autres – d’aborder avec sympathie les "perversions sexuelles" telles que l’homosexualité. Ne devant susciter aucune empathie chez les spectateur·ices, les personnages queers endossaient le rôle du méchant ou de la "victime-coupable", dont les actions immorales justifiaient la punition.

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                      Mrs Danvers brûlant vive avec la chambre de son ancienne maîtresse dans Rebecca (1940)

La forte propension de fins tragiques s’est donc d’abord expliquée par la corrélation queerness-punition, comme condition sine qua none de production des films. Y compris chez les cinéastes queers qui, pour parler d’amours LGBTQ+ sans risquer leur carrière, devaient user de cette figure narrative. Mais les fins malheureuses ont perduré bien au-delà du code Hays…

Gays ou lesbiennes, pourquoi nos histoires d'amour finissent si mal à l'écran
Ennis serre la chemise de Jack, son amant assassiné, à la fin de Brokeback Mountain (2005)

Ces histoires tristes ont par la suite servi un but louable : humaniser les personnes queers. Faire ressentir au public les émotions douloureuses de ces personnages permettait d’affirmer la sincérité et le naturel de leurs sentiments. Après avoir été des figures prédatrices et perverses, les personnages LGBTQ+ ont basculé dans le rôle du martyr.

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Paulie met fin à ses jours après que sa relation avec Torie a été rendue publique dans Lost and Delirious (2001)

Aujourd’hui, le trope Bury your gays n’est plus le refuge ni le quotient empathique qu’il a autrefois été. Pourquoi, alors, ces fins tragiques continuent-elles d’imprégner le cinéma queer ?

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Le "backward turn"

La chercheuse étasunienne Heather Love répondrait par le concept de "backward turn". Un "retour en arrière" qui nous replonge dans une période où être queer était lourdement réprimé, juridiquement et socialement. Les identités queers, analyse-t-elle, se sont ainsi construites à travers deux axes : la violence, et la réponse à cette violence. Le mot "queer" lui-même a d'ailleurs été choisi parce qu’il portait un lourd passé de discriminations. L’histoire LGBTQ+ est donc basée à la fois sur une incorporation et une réappropriation du stigmate. 

Au cinéma, la mise en scène d’un passé douloureux donne donc l'occasion aux cinéastes queers de se réapproprier l’histoire pour lui donner du sens. Regarder le passé sans qu’il nous détruise, diminuer l’impact affectif d’événements traumatisants, permet ainsi de se pencher sur les effets sociaux, psychiques et corporels liés à l’homophobie – ou la transphobie – en tant que système, et la manière dont ils continuent de nous affecter aujourd’hui. Tel est le programme, un peu chargé, prôné par Heather Love dans son livre Feeling Backward. En somme, regarder vers l’arrière pour aller de l’avant.

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Nathan pleure la mort de Sean dans 120 battements par minute (2017)

Le backward turn permet donc de s’emparer d’un passé de souffrances pour en faire une force, réhabilitant au passage les luttes queers effacées par l’histoire dominante. On retrouve cette idée dans plusieurs biopics : Milk suit le politicien et activiste assassiné Harvey Milk, Boys Don’t Cry retrace l’histoire de Brandon Teena, tué en 1993 en raison de sa transidentité, Elisa et Marcela raconte le premier mariage homosexuel espagnol en 1901, 120 battements par minute propose quant à lui la biographie collective des militant·es d’Act Up en pleine crise du sida. 

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Étendre notre imaginaire historique

Au-delà de mettre en lumière des personnages historiques précis, le backward turn permet surtout d’étendre notre imaginaire historique. Comme l’explique Céline Sciamma à propos de Portrait de la jeune fille en feu, il est rare qu’un film d’époque lesbien ne soit pas adapté d’un roman ou d’un événement historique. Mettre en scène des personnages queers lambda du passé autorise les spectateur·ices LGBTQ+ à ré-imaginer l’histoire en s’y sentant représenté·es. Ces films, bien que majoritairement tragiques, peuvent créer un sens de longévité et de communauté queer à travers le temps.

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Delphine laisse partir Carole dans La Belle Saison (2016)

Une manière aussi de rendre hommage aux histoires d’amours queers sacrifiées, qui "auraient pu être" si elles n’avaient pas heurté ces obstacles psychologiques et sociaux. Catherine Corsini expliquait par exemple, au sujet de La Belle Saison, qu’elle souhaitait avant tout mettre en scène l’empêchement des personnages, en écho à sa propre histoire. 

Romancer les amours queers impossibles 

Il faut néanmoins dissocier le backward turn d’une autre tendance : l’esthétisation systématique des amours impossibles. Les films mettant en scène des couples queers usent si souvent des mêmes ressorts narratifs – tension, secret, relation interdite, impossibilité sociale, séparation plus au moins tragique – qu’on en vient à se demander : le cinéma grand public peut-il parler des personnes queers autrement qu’en tant qu’elles sont empêchées ? C’est ce dont on a discuté avec Patricia White, chercheuse étasunienne spécialiste des représentations lesbiennes à l’écran. "Le final tragique est un genre à part entière dans le cinéma queer, explique-t-elle. Cette tragédie peut servir de plaidoyer pour la tolérance, ou de retour vers le passé au sens d’Heather Love. Mais il peut aussi être problématique de mettre en scène le tragique comme quelque chose de palpitant, de romancé."

En cause, la tendance qu’ont des cinéastes à inscrire en permanence leurs personnages queers et/ou féminins dans une période de "pré-droits" des femmes ou des LGBTQ+. Et ce, moins pour la documenter historiquement que pour romancer l’immobilisme d’individus contraints, peu susceptibles de formuler des identités et revendications politiques claires. "C’est la romantisation du passé, de l’ineffable, du difficile, de l’anti-social. Ces films surfent sur le modèle des ‘deux amant·es contre le reste du monde’, dont la relation ne pourrait être solide puisqu’elle finit toujours tragiquement. Ils s’achèvent sur un final doux-amère, qui délimite l’amour queer au statut de souvenir, sur le mode du mémorial."

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Lydia et Jean se disent adieu dans Tell It to the Bees (2019)

Dans un article pour The Conversation, l’autrice Fiona Shaw déplore ainsi que la fin heureuse de son roman Tell It to the Bees ait été changée dans son adaptation cinématographique : au lieu de s’enfuir en Italie pour finir leur vie ensemble, parvenant à surmonter des obstacles sur la durée, Lydia et Jean se disent adieu sur le quai. Selon Fiona Shaw, cette alternative tragique a été crée pour les spectateur·ices hétéros, et ne prend pas en compte les besoins de leurs homologues queers.

Parce qu’en injectant de la tension dramatique dans les seuls obstacles psychologiques et sociologiques liés à l’homosexualité, ces films prennent rarement le temps de construire une relation solide entre les deux amant·es, et de traiter des problématiques de couple – relatives par exemple à la routine, au travail, à la famille et la parentalité, mais également aux désaccords politiques, à la gestion de traumatismes, aux différences de classes sociales, choix de vie, etc. 

La nécessité d'autres représentations

Aborder la queerness par le "passionnel éphémère" plutôt que par la pérennité, par les ruptures plutôt que par la manière dont peuvent se résoudre les conflits, c’est donner aux spectateur·ices queers des modèles de relations qui ne prennent jamais en maturité. Or, la construction des personnes queers ne se fait pas en dehors mais au sein des représentations culturelles. Si les personnalités et modèles queers se font de plus en plus nombreux dans la vie réelle, le cinéma a longtemps été l’unique lieu où les LGBTQ+ (notamment ados) pouvaient voir des individus qui leur ressemblaient. Et comment se projeter dans des relations saines quand les seules représentations de nous-mêmes à l’écran s’achèvent toujours en final dramatique ? 

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Elio vient d’apprendre le mariage d’Oliver dans Call Me By Your Name (2017)

Récemment, les drames romantiques queers qui ont le plus ému, comme Call My By Your Name, portaient fièrement cette note "douce-amère". Céline Sciamma, à propos de Portrait de la jeune fille en feu, a revendiqué que la relation entre Héloïse et Marianne soit un "amour possible". Mais l’amour poétique et lyrique, l’amour du souvenir, se doit de coexister aux côtés de récits contemporains et durables. "Considérer les spectateur·ices queers est essentiel. Nous avons besoin de ces représentations actuelles, de ces couples qui durent dans le temps", affirme Patricia White.

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Héloïse se souvient de Marianne sur les notes de Vivaldi dans Portrait de la Jeune Fille en Feu (2019)

Grâce aux séries, on trouve aujourd’hui des personnages principaux LGBTQ+ qui ne sont pas uniquement définis par leur orientation sexuelle : Ryan dans Special, Elodie avec Trinkets, Shawna pour Les Chroniques de San Francisco, Josh dans Please Like Me… Plus encore, on a désormais accès à des fictions qui nous permettent de suivre des couples queers sur plusieurs saisons, et de les voir gérer des problématiques comme la parentalité, la santé mentale, les traumatismes, les addictions ou encore la dépendance affective. On pense à Mae et George (Feel Good), Andréa et Colette (Dix pour cent), Eliott et Lucas, Tiffany et Max ou Maya et Lola (Skam France).

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Ryan s’amuse avec Henry au bal de Crips dans Special (2021)

Représenter des couples contemporains, solides et surmontant des obstacles qui dépassent la seule orientation sexuelle ou identité de genre des personnages peut paraître anodin. C’est pourtant un geste subversif dans l’histoire des fictions queers, qu’on espère que le cinéma grand public parviendra à prolonger. 

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Crédit photo : Call Me By Your Name