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interview"Drag Couenne essaie de déconstruire ce qui a déjà été déconstruit"

Par Thomas Pouilly le 05/05/2023
Drag Couenne, lauréate de Drag race Belgique

Première queen à avoir remporté Drag Race Belgique, Drag Couenne se confie à têtu· sur son art, ses projets, et sur la spécificité du drag belge.

"Il y a des drag kings, des drag queens, des drag monarques, mais une seule Drag Couenne !" Tels ont été les premiers mots de la queen lors de son couronnement, le mois dernier, à la tête du royaume (drag) de Belgique. Sous la wig, Adrien de Biasi, jeune non-binaire de 25 ans, originaire de Liège. Ayant à cœur de mener à bien sa mission de représentation diplomatique à l’international, sa majesté Drag Couenne a choisi têtu· pour s’adresser, pour la première fois, à son public français.

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Ravi de te retrouver, Drag Couenne ! Il y a un mois, tu remportais Drag Race Belgique, devenant la première queen victorieuse du royaume. Comment ça va, depuis ?

Je vais plutôt bien ! Je suis aux anges en ce moment parce que plein de choses m’arrivent.

Justement, qu’est-ce que la diffusion de l'émission et ta victoire ont changé à ton quotidien ?

Je dirais que ça a changé pas mal de choses, notamment au niveau des relations humaines. Je reçois des dessins d’enfants, j’ai des ados qui viennent me parler et, parfois, se confient à moi. Je reçois beaucoup d'amour. Après, question pro, je travaillais déjà énormément avant, donc ça n’a pas trop changé. Je suis quelqu’un qui adore faire mille choses en même temps. Pour l’instant, je suis au théâtre, et je fais du drag en parallèle. Il m'arrive aussi de faire des trucs d’influenceur que je n’avais jamais faits auparavant. En ce moment je reçois beaucoup de demandes, y compris de l’étranger. C’est tout ce que j’ai toujours voulu !

"De la couenne, c’est du jambon. Couenne, c’est une référence à l’accent d’où je viens. Ça veut tout et rien dire en fait."

Pour qui ne te connaît pas encore, comment pourrait-on présenter Drag Couenne ?

Drag Couenne, c’est un·e drag qui essaie de déconstruire ce qui a déjà été déconstruit. C’est un personnage politique et esthétique qui permet de déconstruire les normes de genre avec le drag – un art qui cherche déjà à le faire – tout en allant au-delà de que ce qu’il permet actuellement. Parce qu’en réalité, on prétend vouloir déconstruire le genre mais on crée et on s’enferme quand même dans des petites cases pour dire ce qu’on est et ce qu’on fait dans le drag. Couenne, c’est juste : on s’en fout de ça. De la couenne, c’est du jambon. Couenne, c’est une référence à l’accent d’où je viens. Ça veut tout et rien dire, en fait.

On a lu dans une interview pour Elle Belgique que tu aimerais que "le drag belge soit mieux reconnu internationalement", et notamment que "l’on reconnaisse sa spécificité". Du coup, dis-nous, c’est l’occasion, la France t’écoute : qu’est-ce qui fait selon toi la particularité de la scène drag belge ?

Nous, les Belges, vivons dans un pays de compromis. Il n’y a qu’à voir avec Drag Race. La France s’est un peu retrouvée dans notre version, mais en même temps, vous avez déjà la vôtre. Les Pays-Bas, pareil. Et puis la Belgique est un tout petit pays, si bien que toutes les drags d'ici se connaissent déjà un peu. Ça nous pousse donc à nous réinventer en permanence, et c'est ce qui rend la scène drag belge si dynamique. Dans l’ensemble, je dirais qu’il existe à peu près autant de drag queers [ou monarques] que de drag kings ou de drag queens en Belgique. C’est, je crois, notre force. Nous avons aussi pas mal d’autodérision. On sait très bien qu’on est un minuscule pays, donc on ne va péter plus haut que notre cul. Au contraire, on en rit et on s’en amuse.

Comment as-tu fait pour te lancer dans le drag de manière professionnelle ? Est-ce que tu aurais des conseils à donner à quelqu’un qui ne sait pas trop comment sauter le pas ?

Je trouve que c’est compliqué de rentrer dans ce milieu quand on ne connaît pas de drag, ce qui était mon cas. Je dirais donc qu’il faut essayer de trouver des ami·es ou des allié·es avec qui se lancer, ou qui l’ont déjà fait. Après je dis souvent qu’il n’y a pas de règles dans le drag, et c’est vrai : personne n’a écrit un manuel sur la manière dont il faut s’y prendre pour en faire. Ce qui compte, c’est de s’entraîner, de se préparer un maximum et de se lancer : si on croit en ce que l’on fait, alors les autres croiront en nous.

En ce qui me concerne, c’est l’école qui m’a permis de me lancer puisque j’ai écrit un mémoire sur le sujet. C’est en faisant des recherches théoriques, puis pratiques, que je me suis senti·e légitime et que je me suis dit : "Ok, bah si on m’appelle pour monter sur scène, je suis prête." Et c’est de là que tout est parti…

"Il reste encore beaucoup à faire pour montrer que la beauté de la masculinité, de la non-binarité ou de la monstruosité est tout aussi belle que celle de la féminité."

Comment expliques-tu le fait que seules les drag queens semblent tirer leur épingle du jeu de la médiatisation du drag, par rapport aux drag kings ou queers ?

Comme dans la société, il reste encore beaucoup à faire pour montrer que le genre est non binaire, que la beauté de la masculinité, de la non-binarité ou de la monstruosité est tout aussi belle que celle de la féminité. Je pense que c’est lorsque tout sera au même niveau et aura le même poids qu’on aura vraiment réussi à déconstruire quelque chose. En tout cas, maintenant que les drag queens sont connues, il faut donner à manger à toustes.

La multiplication des actes d’intimidation et des menaces envers les drags, c’est quelque chose qui t’inquiète ?

Je stresse énormément vis-à-vis de ces choses-là. En Belgique aussi il y a eu des lectures de contes par des drags annulées, comme à La Louvière, entre Mons et Charleroi, en février dernier. Je pense à mes copines drags qui ont été en incapacité de faire leur travail ce jour-là parce que trois payots ["bouffons" en argot] se sont pointés devant le lieu pour protester. C’est très grave. D'autant que ça nous empêche de travailler, et donc de gagner notre vie.

Je n’arrive même pas à comprendre comment on peut voir une source de danger dans une drag queen. On vient juste pour donner de l’amour aux gens, on ne fait rien de mal. La plupart des personnes qui agressent des enfants ou des femmes, ce sont des hommes hétérosexuels cisgenres, souvent en situation de pouvoir, ce que nous ne sommes pas du tout. Il n’y a aucune logique là-dedans.

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Et maintenant, qu'est-ce que tu vas faire ? Tu as déjà des projets ?

Oui, plein ! En France, je vais bientôt me rendre au Marché drag. Je vais aussi travailler pour le nouveau film d’Alexis Langlois. Je serai aussi à Avignon cet été pour une adaptation queer avec des marionnettes du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare. Il est également prévu que je joue dans plusieurs autres pièces de théâtre, que ce soit en drag ou non. On va se produire en Belgique, mais aussi partir en tournée en Chine pour l’une d’entre elles. Sinon, grâce à Rita [Baga, l’animatrice canadienne de Drag Race Belgique], je vais pouvoir aller performer au Canada ! Une autre de mes envies, ce serait de pouvoir travailler de plus en plus avec des drags françaises à l’avenir. Du coup, je me réjouis de pouvoir prochainement en rencontrer plein !

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Crédit photo : Laetitia Bica