Le réalisateur français Sébastien Lifshitz retrace dans son documentaire Casa Susanna l'histoire captivante d'une maison de campagne américaine qui, dans les années 50 et 60, a servi de refuge pour des hommes travestis. Programmé à la télévision ce 14 juin sur Arte (et disponible sur arte.tv), le film résonne d'autant plus aujourd'hui que les droits des LGBT+ sont à nouveau menacés, aux États-Unis comme en Europe, par une nouvelle vague réactionnaire.
Devenu en quelques années l’un des réalisateurs français de documentaires les plus reconnus dans le monde, Sébastien Lifshitz a réalisé une plongée chez les homosexuels nés dans l’entre-deux guerres (Les Invisibles, César du meilleur documentaire 2013), le portrait d’une femme transgenre pionnière (Bambi, Teddy Award du documentaire 2013), une chronique de fin de vie d’une militante féministe (Les Vies de Thérèse, Queer Palm 2016), l’histoire d’une amitié féminine (Adolescentes, trois César en 2021) ou le combat d’une jeune fille trans et de sa famille (Petite Fille, multiprimé en festivals en 2021).
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Son nouveau film, Casa Susanna, déjà récompensé du prix du meilleur documentaire au festival LGBTQ+ de Madrid et du grand prix du jury du festival de documentaires de New York, est diffusé ce mercredi 14 juin sur Arte (le film est aussi disponible en replay sur arte.tv). Pour têtu·, Sébastien Lifshitz revient sur sa découverte de cette maison de campagne américaine qui fut un refuge pour les hommes travestis dans les années 50 et 60, sur la naissance des luttes LGBT, et évoque aussi ses projets.
Comment avez-vous eu connaissance de l’existence de la Casa Susanna ?
J’ai découvert l’histoire de cette maison en 2004 lors de la publication d’un livre de photos aux États-Unis, édité chez powerHouse, qui portait le titre de Casa Susanna. Un couple d’antiquaires avait découvert des archives photographiques de l’époque au marché aux puces sur la 25ème rue à New York et il y a avait entre 250 et 300 photos amateurs d’un groupe de travestis des années 50 ou 60 qu’on voyait jardiner, jouer au Scrabble ou prendre le thé dans une propriété à la campagne. C’est incroyable, surtout pour l’époque où ce genre de photos était inenvisageable. Mais, malgré ce livre de photos, personne ne connaît l’histoire qui se cache derrière les images. Qui sont-ils ? Où sont-ils ? Quel est ce lieu et pourquoi s’y retrouvent-ils ? Tout reste en suspens. Une journaliste du New York Times a enquêté et publié en 2006 un long article dans lequel elle réunit les premiers éléments de l’histoire. Après, pendant dix ans, il ne s’est rien passé. En 2015, alors que je préparais l’exposition "Mauvais genre" sur la base de ma collection de photos amateurs de travestis pour les Rencontres d’Arles, une amie me parle d’une historienne qui s’appelle Isabelle Bonnet et qui a écrit un mémoire sur la Casa Susanna. Surpris, je l’ai appelée et je ne suis rendu compte qu’elle avait vraiment fait une enquête digne d’un détective privé. Elle avait retrouvé la maison, le véritable monde de Susanna, des témoins de l’époque. Le puzzle commençait à se compléter.
Pourquoi avez-vous eu envie d’en faire un film ?
Parce que l’histoire de la Casa Susanna me semble importante pour la culture queer. Nous sommes face à un groupe de pionniers qui fut un des premiers réseaux de travestis et transgenres clandestins des États-Unis. Cela raconte la vie d’une communauté queer, pas encore vraiment constituée comme telle à cette époque, comment elle s’organise, comment on parvient à se fréquenter les uns et les autres, à réseauter. C’est grâce à ces petites communautés de l’ombre que va se constituer une grande communauté LGBT qui va finir, à la fin des années 60, par s’organiser et se soulever pour ses droits. Avant ça, ce monde transgenre, homosexuel, travesti était constitué de petits groupes qui étaient tolérés dans quelques bars et cabarets. Après la guerre, l’Amérique s’était reconstruite sur des valeurs extrêmement réactionnaires, sur la volonté de reconstruire une morale et de supprimer tout ce qui contrevenait aux "bonnes mœurs". On chassait le communiste mais aussi l’homosexuel ou le travesti. Ils étaient tout autant l'ennemi public numéro 1.
On le voit à travers les témoignages du film, les profils qui fréquentaient la Casa Susanna étaient variés : des hétéros fétichistes, des travestis, des homosexuels et des personnes trans. Comment tout cela fonctionnait-il ?
Dans le contexte hostile que je décrivais précédemment, tous ceux et celles qui sortaient de la norme étaient en danger. Il y avait des brigades des "bonnes mœurs", des gens étaient fichés, leurs courriers surveillés. On pouvait être dénoncé par une fréquentation ou un collègue de travail et la vie s’arrêtait, la réputation, très importante à cette époque, était ruinée. Quand la Casa Susanna se crée, cela se fait à travers une association, FEP, Full Expression of Personnality, qui interdit, dans son règlement aux membres d’être transgenre ou homosexuel. C’est étonnant qu’une association crée un espace de liberté, un refuge, un lieu totalement transgressif en excluant les trans et les homos. Mais Susanna avait un peu compris les risques et était restée très marquée par le procès de Virginia Prince, un homme travesti dénoncé par sa femme. Et il faut savoir que la loi américaine interdit à cette époque "l’émasculation" donc, de fait, un personne trans devient hors-la-loi si elle se fait opérer dans le pays. Beaucoup des gens qui fréquentaient la Casa mentaient, nombre d’entre eux sont mariés, ont des enfants et appartiennent à une middle-class blanche très intégrée. On voit dans le film que les chemins des femmes transgenres mettaient des années, comme cela a été le cas pour Susanna elle-même.
Quels ont été les éléments qui ont permis à la parole de se libérer au sein du groupe ?
Il y avait des groupes de parole qui étaient très importants dans la maison et chacun pouvait parler sans avoir peur du jugement de l’autre, et exprimer qui ils étaient. On ne pouvait parler à personne d’autre de ces sujets. La Casa a permis, en cela, énormément de prises de consciences, notamment sur le fait que ces personnes n’étaient pas seules. On imagine le vertige et la panique d’une personne trans à cette époque…
Qu’est-ce qui a été le plus passionnant pour vous en abordant cette histoire ?
Le plus passionnant a été d’entrer dans l’intimité de ces vies et d’essayer de comprendre la complexité des conséquences de l’affirmation de sa propre identité. Être libre, s’assumer à cette époque-là demandait un courage, une force intérieure immenses. On pouvait en deux secondes devenir un pestiféré, être détruit. On voit à quel point un État et ses lois pouvaient bousiller la vie d’hommes et de femmes en toute conscience. Mais cette menace plane encore fortement sur la société quand on voit ce qu’il se passe au sujet de l’avortement, quand on entend parler des suicides de jeunes homosexuels ou de personnes transgenres. Ces acquis sont extrêmement fragiles. Dans un monde instable comme celui que nous vivons aujourd’hui, les gens se réfugient derrière des valeurs extrêmement réactionnaires. La transmission aux jeunes générations ne va pas de soi, il y a un travail nécessaire d’éducation d’une génération à l’autre. L’histoire de la Casa incarne ce que la société peut provoquer de pire : être obligé de créer un refuge alors qu’on se confronte tous les jours à un territoire d’interdits.
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Vous n’avez pas eu envie de raconter cette histoire sous forme de fiction dans un long-métrage ou une série ?
Ça serait génial ! Quelques maisons de production américaine nous ont contactés pour éventuellement adapter cette histoire en fiction mais cela n’a pas abouti pour le moment. On voit, en tout cas, que le documentaire suscite leur intérêt. On a énormément de détails sur les parcours des personnages et il y aurait de quoi faire un film par personne, ce sont des histoires incroyables ! La série Transparent de Joey Soloway s’est inspirée de la Casa Susanna pour raconter, lors d’un épisode qui se passe dans les années 60, un parcours inspiré d’un des habitués de la Casa. C’est un épisode magnifique.
Vous finalisez actuellement votre prochain film, qui sortira en salles, pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
Je suis en train de terminer un film que j’ai tourné à Marseille et qui est le portrait d’une infirmière de l’Hôpital Nord de la ville que j’ai suivie pendant une année entière. Cela va s’appeler Madame Hofmann, c’est son nom.
Vous n’avez pas tourné de fiction depuis Plein Sud en 2009, est-ce que l’envie reviendra un jour ?
Ça y est, cela se met en place ! Je travaille sur un projet de série…
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[VIDÉO] La bande-annonce de Casa Susanna :
Crédit photos : Agat Films