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livre"Le Passant du Bowery", plongée dans le New York gay de Burroughs, Warhol, Basquiat…

Par Stéphanie Gatignol le 22/09/2023
Le "Passant du Bowery", de Clément Ghys

[Article à retrouver dans le têtu· de l'automne ou sur abonnement] Parmi les titres de la rentrée littéraire figure le deuxième roman de Clément Ghys, Le Passant du Bowery, aux éditions du Seuil. Une immersion dans un lieu emblématique de New York, qui vit coexister Burroughs, Basquiat ou encore le poète John Giorno, amant d'Andy Warhol.

La banalité du 222 Bowery n’est que de façade. Et un nom, William Burroughs, suffit à faire entrer l’immeuble new-yorkais dans la légende… Figure majeure de la Beat Generation, l’écrivain héroïnomane y occupa, de 1976 à 1981, une piaule surnommée le “Bunker” où l’on vit Mick Jagger, Lou Reed, Patti Smith et Jean-Michel Basquiat défiler en dévots pour se shooter à leur idole. Le sexagénaire dont les thèmes subversifs (drogue, homosexualité, errance) ont nourri la pop culture ne fut, cependant, pas seul à contribuer à ériger le bâtiment en mémorable pan de briques des avant-gardes américaines.

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En 1885, lorsqu’il sort de terre dans le sud de Manhattan, l’édifice doit abriter l’une des premières YMCA (auberge de jeunesse) de la ville. De riches familles l’ont financé, pas question de voir pulluler les bad boys : ici, on éduquera des garçons sains de corps et d’esprit (qui, soit dit en passant, s’amuseront bien dans les vestiaires…). Tout autour, la rue Bowery est un repoussoir, miné par la pauvreté. Mais aux yeux des artistes, ses bas loyers vont l’emporter sur le décor décati. En 1957, un premier peintre, John Opper, y investit un atelier. Wynn Chamberlain, Mark Rothko et d’autres suivront. John Giorno, le poète et ancien amant d’Andy Warhol (qui le filma dans Sleep), s’y établit au milieu des années 1960. C’est lui qui fera venir Burroughs.

Warhol, Roy Lichtenstein, John Cage…

Tous entendent réinventer l’art, dynamiter la poésie. Au 222, on bosse dur, on expérimente, les joints tournent, certains couchent ensemble. Rothko macule de peinture le plancher de l’ancien gymnase de la YMCA. Giorno compose ses vers en piochant dans des revues porno gays. Avec une énergie tout aussi folle, Clément Ghys s’emploie à nous restituer le bouillonnement du chaudron, à en reconstituer les soirées allumées, à en explorer chaque recoin. Derrière le paravent d’un narrateur, il s’autorise à conjuguer l’histoire et le plausible, le fantasme et le (très) documenté. Le lecteur, lui, se perd parfois dans la géographie des lieux, les odeurs mêlées de hash et d’encens, mais reste accro, fasciné. Quel cénacle que celui réuni pour les 27 ans de Giorno : Warhol était de la fête ; le pop-artist Roy Lichtenstein, le chorégraphe Merce Cunningham, le musicien John Cage aussi. Le peintre Jasper Johns refusait de côtoyer Robert Rauschenberg, son ex et lui aussi peintre, mais tous se vivaient comme une famille solidaire ; la célébrité ne les avait pas encore happés.

Vingt ans après, le sida ravageait New York, mais épargnait le 222. Pour aider les malades, Giorno créa l’AIDS Treatment Project, puis se démena pour récolter des fonds. Et l’admiration du passant-narrateur de se muer en gratitude… Le poète règne en majesté sur son Panthéon intime, lui qui défia encore la férocité des loups de l’immobilier et parvint à faire classer l’immeuble. Le récit, pour finir, se hasarde à une vaticination. Un jour, l’ogresse new-yorkaise cédera peut-être sa place de nombril du monde à plus vorace. À en croire certaines prévisions, la montée des eaux pourrait même partiellement l’engloutir. Se pourrait-il, alors, que le 222 Bowery lui survive ? En cet immeuble faussement anodin, Clément Ghys voit, d’évidence, plus qu’un bastion de résistance : un îlot d’espérance.

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