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cultureSéries : pourquoi "Looking" nous manque

Par Florian Ques le 23/12/2023
Série "Looking"

[Article à lire dans le têtu· de l'hiver en kiosques ou sur abonnement] La série Looking est de celles qui auraient mérité mieux. Dix ans après son arrêt prématuré, elle reste percutante dans son portrait de la vie gay.

Une série sur trois hommes gays résidant à San Francisco : quelle originalité… Pourtant, en 2014, quand apparaissent Patrick, Agustín et Dom, les protagonistes de Looking, on découvre des profils très loin de la caricature. “C’était la première fois que je retrouvais dans une fiction un groupe d’amis gays similaire au mien, se souvient Romain, 35 ans, qui a adoré la série dès sa sortie. Il y avait quelque chose d’authentique dans leurs interactions. Leur quotidien était presque banal, c’était aussi facile de s’attacher que de s’identifier à eux.” Et lorsqu’on la découvre aujourd’hui, avec dix ans de retard, le sentiment est le même. “C’est tellement rare de trouver une série gay sans clichés, avec des personnages aussi réalistes, note Thomas, 29 ans. Ce ne sont ni des héros romanesques ni des mecs minables, juste des hommes qui vivent leur vie et cherchent à être heureux.” 

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Michael Lannan, le créateur de Looking à l’origine de cette approche presque naturaliste, s’est inspiré de l’étalon de la fiction gay, le Queer as Folk version britannique de Russell T Davies“Ça reste encore à ce jour l’une des meilleures œuvres du petit écran, estime Lannan. Elle était vraiment spéciale dans le ton employé et dans sa façon de traiter ses personnages, contrairement à la version américaine et ses gros sabots, qui misait davantage sur des twists et du mélodrame. Pour Looking, on voulait se rapprocher de l’intime et conserver de l’émotion, ce qui avait fait la force de la version originale de Queer as Folk.

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Alors, au début de sa trentaine, Michael Lannan, déplorant le manque de représentation gay dans le divertissement, s’inspire de sa vie et de celles de ses amis pour écrire un scénario de film. “Un peu par hasard, ce script s’est retrouvé entre les mains d’une personne haut placée chez HBO”, retrace-t-il. La chaîne câblée apprécie les intrigues sentimentales : elle a produit Sex and the City, et son succès du moment est Girls, de Lena Dunham, qui se déroule également à New York. HBO accepte de développer le scénario de Lannan sous forme de série à condition qu’il change le lieu de l’intrigue. Le créateur se replie alors sur San Francisco, même s’il considère “un peu trop évident” ce choix , la ville ayant déjà servi de cadre aux fameuses Chroniques de San Francisco d’Armistead Maupin adaptées à la TV dans les années 1990.

Des sujets forts

J’ai revu Looking très récemment, et elle n’a pas tant vieilli, observe Yann, 28 ans. Il y a même des choses qui m’ont surpris et m’ont semblé en avance sur l’époque. La question du couple libre qui amène à repenser le couple traditionnel est très bien traitée. Et puis sur le VIH, le scénario précise que tu ne peux pas transmettre le virus si ta charge virale est négative, ce qui à l’époque est assez extraordinaire comme propos à la télévision.” Looking entrelace des sujets forts, comme la réalité des couples sérodifférents ou la difficulté de vieillir gay, avec d’autres plus légers, par exemple les aléas du cruising ou le lavement anal. Quant aux parties de jambes en l’air, loin d’être aseptisées, elles n’ont pas pour autant l’ambition d’être érotiques – même si elles le sont parfois – mais de donner une vision réaliste du sexe gay.

Dans cette même optique, Looking tape dans le mille lorsqu’elle dépeint les affres du dating : rendez-vous calamiteux via les applications, peur de l’engagement, etc. Mais la série se permet également des élans romantiques, sans jamais tomber dans la comédie gnangnan, comme lors de ce trajet en bus de nuit où un Richie très charmeur et taquin fait du rentre-dedans à notre Patrick. Après cette rencontre fortuite, les deux s’embarquent dans une relation pleine de soubresauts. “Il y avait quelque chose de vraiment spécial avec leur histoire d’amour, note Michael Lannan. Ils apprennent, ils mûrissent, ils se font de la peine, ils s’inspirent… Ils bravent beaucoup de différences et ce n’est jamais simple, mais c’est ce que je trouve beau avec le fait d’être queer. Ça te pousse à nouer des relations avec des personnes, des amants, des amis que tu n’aurais jamais fréquentés autrement.”

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Séries queers vs séries gays et lesbiennes

Les audiences de Looking n’ont cependant pas été à la hauteur de sa qualité. Celles de la seconde saison chutèrent presque de moitié, amenant HBO à la débrancher, offrant tout de même aux fans un téléfilm pour clore les intrigues laissées en suspens. “Elle est probablement sortie au mauvais moment, estime Andrew Haigh, l’un des principaux réalisateurs et scénaristes de la série. Peu de gens l’ont vue. Et même si certains l’ont adorée, d’autres n‘ont pas accroché. Son existence aura été difficile.” En dépit de critiques positives, une grosse partie du public gay semble avoir boudé la série. “On a reçu beaucoup de reproches à l’époque, se souvient Frankie J. Alvarez, qui jouait le torturé Agustín. On était une exception dans le paysage audiovisuel. Il y avait toute une communauté très diversifiée qui avait faim de représentation, et nous on racontait l’histoire très spécifique de ces trois hommes gays. La commu nous demandait de cocher toutes les cases… Ce qui était impossible. Maintenant, quand on regarde la série avec du recul, on réalise que ses spécificités lui donnent justement une résonance universelle.” Le comédien se réjouit de recevoir des messages sur les réseaux sociaux de gens qui découvrent Looking sur le tard – notamment à l’occasion des confinements. “Parfois, on fait quelque chose qui floppe sur le moment, mais dont la durée de vie est longue”, commente Andrew Haigh.

"Je ne pense pas qu’on puisse faire une série qui parle de tout le monde ou qui s’intéresse à absolument tous les groupes de personnes."

En 2023, des séries très queers cartonnent en s’adressant en grande partie aux ados : Sex EducationHeartstopperElite… Celles qui se destinent à un public plus adulte se plantent, comme l’adaptation, lesbienne, d’Une équipe hors du commun, ou le reboot de Queer as Folk, malgré sa volonté de couvrir tout l’éventail LGBTQI+. “Je ne pense pas qu’on puisse faire une série qui parle de tout le monde ou qui s’intéresse à absolument tous les groupes de personnes, avance Michael Lannan. Ça tombe toujours un peu à plat.” Les similitudes entre les vécus queers ne peuvent toutefois effacer les particularités de chaque communauté. “Les situations que l’on rencontre en tant que gay et la façon dont on fonctionne nous sont propres, souligne Olivier, 38 ans, qui a récemment découvert Looking. Et cette série montre ces aspects-là, sans porter de jugement.” Dix ans après son lancement, elle continue d’être une anomalie, et aucune n’a depuis repris le flambeau. Même si EastSiders, websérie reprise par Netflix et injustement méconnue, est sans doute celle qui lui ressemble le plus.

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De son côté, l’équipe originelle de Looking ne désespère pas d’un come-back. “Je sais que les fans se rueraient sur des épisodes inédits, soutient Frankie J. Alvarez, très enthousiaste à l’idée d’une suite. En plus, les acteurs comme l’équipe ont beaucoup évolué depuis la fin de la série.” En effet, Jonathan Groff, l’interprète de Patrick, a gagné en popularité (Mindhunter, Knock at the cabin, Matrix). De son côté, Murray Bartlett, qui interprétait le séduisant daddy Dom, a remporté un Emmy Award pour son rôle jouissif dans The White Lotus. L’alchimie ne devrait pas être compliquée à raviver : le trio central de Looking a conservé son amitié hors caméra. “Murray et son mari m’ont invité à passer un week-end chez eux, à Provincetown, dans le Massachusetts, et j’ai dîné avec Jonathan en avril, confie Frankie J. Alvarez. On reste pas mal en contact entre nous.” Pour ce qui est d’Andrew Haigh, dont le prochain film, Sans jamais nous connaître, cumule déjà d’excellents retours, il est aussi partant : “J’adorerais un retour de la série, c’est évident. Avec l’équipe, on se croise de temps en temps à New York, et ça nous plairait à tous de faire une suite.” 

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Crédit photo : HBO